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Chroniques
concert inaugural de la Pierre Boulez Saal
Berg, Boulez, Mozart, Schubert et Widmann
Ça y est, le grand soir est arrivé !
Depuis plus d’un an le chantier de la Französische Straße intrigue. Derrière une façade néorenaissance du XIXe siècle, située à cinq minutes de marche de la Staatsoper Unter der Linden, au cœur de Berlin, une nouvelle salle de concert s’est rapidement construite, dédiée à la musique de chambre. Et pas n’importe quelle salle, puisqu’elle s’appelle Pierre Boulez et que Daniel Barenboim en est l’instigateur. Elle a été conçue par Frank Gehry que vous connaissez au moins pour la Fondation Vuitton et la Cinémathèque française, voire pour le fameux Guggenheim de Bilbao. Le compositeur français disparu l’an dernier était en amitié avec l’architecte, auteur du somptueux Walt Disney Concert Hall (Los Angeles). Gehry a d’ailleurs concouru pour la Philharmonie de Paris, mais nos décideurs ont préféré retenir cet autre projet que l’on sait aujourd’hui chimère avérée. À l’opposé de ses autres réalisations et de la plupart de celles des architectes d’aujourd’hui, il a préservé le bâtiment existant dont il a radicalement modifié l’intérieur. Pas de geste architectural spectaculaire, donc : tout se passe dans la salle plutôt que dans la rue. À partir d’un croquis énergique fut imaginé un espace plus ou moins ovale dont l’acoustique a été confiée à Yasuhisa Toyota.
À l’occasion de l’Eröffnungskonzert de ce soir, nous retrouvons Berlin avec une excitation toute particulière. C’est qu’à la découverte de la salle de concert s’ajoute celle de la Said Akademie et aussi la naissance d’un ensemble tout spécialement réuni pour le nouveau lieu : en puisant dans les rangs de ses Staatskapelle Berlin et dans West Eastern Divan Orchestra, Barenboim invente son Boulez Ensemble. Avec de tels outils, une saison prend forme qui explorera la musique de notre temps, les classiques du XXe siècle, tout un corpus de Lieder, etc. Plusieurs dates doivent être retenues, comme l’intégrale des symphonies de Schubert (à partir du 22 avril), la journée Elliott Carter (21 mai) ou la création mondiale d’Encore de Johannes Boris Borowski (6 mai). Une autre personnalité artistique majeure est associée à la grande aventure : le compositeur et clarinettiste Jörg Widmann prend part activement aux activités de la maison, à travers six programmes.
Ces ingrédients sont bien à l’affiche du concert inaugural. Commencé et conclu par des œuvres de Boulez, il cheminera dans Mozart et Schubert, puis Berg, avant Widmann. Installé de plain-pied avec la scène, le cœur bat fort, dans l’odeur de neuf, lorsque les instrumentistes entrent au niveau supérieur. Un trombone, un cor et une trompette d’un côté, le même effectif en face, complété par un tuba. D’où je suis, je devine sans le voir vraiment l’emplacement choisi par Daniel Barenboim pour diriger Initiale, brève fanfare écrite par Pierre Boulez en 1987 et créée aux States la même année. L’idée est belle : investir la salle par le haut, répandre le son en averse sur le public. Et voilà, pour la première fois de la musique a retentit pour tous dans la Boulez Saal !
Le soprano Anna Prohaska rejoint le piano, avec Barenboim et Jörg Widmann. La perfection du son du clarinettiste est indescriptible, dans cette interprétation ultra-musicale de Der Hirt auf dem Felsen de Schubert. Sans chercher l’expressivité, Prohaska honore les racines classiques du Viennois plutôt que son romantisme, avec un chant gracile de couleur strictement mozartienne. Et c’est tout naturellement qu’après cet épisode bien joli, l’altiste Yulia Deyneka et le violoncelliste perse Kian Soltani rejoignent le maître pour une exécution élégante du Quatuor pour piano et cordes en mi bémol majeur K.493 du Salzbourgeois. L’effectif s’enrichit encore pour le Kammerkonzert d’Alban Berg. Barenboim confie la partie de violon à son fils Michael et laisse le tabouret au jeune Karim Said. Il réserve une sonorité très douce au Tema, dans une lecture impeccablement en place qui donne à entendre les qualités de tous les musiciens. Le pianiste entretient précautionneusement la demi-teinte générale dans une onctuosité typiquement brahmsienne. L’Adagio est très articulé, tout en douceur. Nous sommes aux antipodes des lectures radicales des années soixante, dans ce pas qui prend de plus en plus son temps. Le Rondo final se conclut dans un geste moins caressant.
En 1993, Jörg Widmann écrivait pour son instrument une Fantasie qu’il a lui-même créée au printemps suivant à Munich, sa ville natale. La salle est plongée dans le noir. Le premier son, multiphonique, survient d’on ne sait où. Le compositeur-interprète est tout en haut. La virtuosité de la pièce fait son effet. Retour à la scène, avec Sur Incises de Boulez – que l’auteur avait d’ailleurs dirigé lui-même à Berlin lors d’un cycle zum 80. Geburtstag célébrant son anniversaire [lire notre chronique du 27 mars 2005]. Trois percussionnistes, trois harpistes et trois pianistes, parmi lesquels on reconnaît Denis Kozhukhin – il jouera la Sonatine du Français avec Emmanuel Pahud le 26 mars et sa Sonate n°2 le 15 juin, sans oublier la soirée Bartók, Schönberg et Weber du 5 mai, en compagnie de Carolin et Jörg Widmann. Moins électrique que les successives versions bouléziennes, celle que conduit Daniel Barenboim prend un temps confortable qui révèle d’autres facettes de l’œuvre.
Cet hommage émouvant, à l’instar de Gruß-Moment 2 de Wolfgang Rihm [lire notre chronique du 11 février 2017], ouvre une nouvelle voie.
HK