Chroniques

par gilles charlassier

Concerto Copenhagen dirigé par Lars Ulrik Mortensen
Anne Sofie Von Otter chante Bach et Händel

Opéra de Dijon / Auditorium
- 6 novembre 2010
© mats backer

L’Opéra de Dijon propose des programmes composés avec soin, comme on put le noter lors du concert du Trio Arte [lire notre chronique du 16 octobre] qui associait des œuvres de l’aurore du romantisme viennois à des pages de son crépuscule. Celui présenté ce soir confronte deux des plus éminents représentants de l’Europe baroque, exacts contemporains l’un de l’autre, Bach et Händel, nés en 1685 – le second a survécu neuf ans au premier. Ce sont deux expressions du cosmopolitisme musical au settecento qui se manifestent : l’une est la synthèse minutieuse des esthétiques du passé et du présent par un sédentaire flanqué d’une marmaille à nourrir, l’autre est le résultat des audaces d’un aventurier célibataire parti à la conquête d’Albion.

C’est en compagnie du cantor de Leipzig que l’on passe la première partie de la soirée. La Cantate BWV 35 « Geist und Seele wird werwirret » est en deux parties, chacune ouverte par une sinfonia orchestrale. S’il est des ensembles sur instruments d’époque qui nous ont accoutumés aux coups d’archet francs, voire agressifs, celui dirigé par Lars Ulrik Mortensen surprendrait par l’indolence de ses attaques. Ici, rien de tranchant ni de racoleur, et cette sobriété est une voie d’accès à l’intériorité de la partition. Anne Sofie von Otter (en longue robe violette aux reflets satinés) montre dès la première aria la grande musicalité qui lui est propre. L’intelligibilité et l’expressivité sont fort bien mises en valeur dans le récitatif qui suit. La seconde aria, Gott hat alles wohlgemacht, avec son thème tout en ornementations, est une redoutable épreuve pour le souffle. Le mezzo suédois affirme un sens de la ligne certain, mais la longueur des phrases l’oblige à ponctuer un peu trop visiblement sa respiration à la fin de quelque développement riche en trémolos. La section centrale, plus large, tient manifestement davantage compte de la performance du chanteur. Ces difficultés ne sont pas sans incidence sur la texture de la voix, dont le mezza voce semble parfois contraint. La seconde sinfonia fait entendre des couleurs et une matière orchestrale tout à fait convaincantes. La polyphonie est parfaitement lisible, les hésitations et la mollesse de l’ouverture semblent oubliées, la souplesse des intonations et la délicatesse des nuances d’une belle assurance. Dans la dernière aria, Ich wünsche nur bei Gott zu leben, on retrouve la sensibilité idiomatique du mezzo et une discrète rétivité au souffle divin, indifférent aux faiblesses humaines.

Comme dans maints récitals vocaux, les performances chantées alternent avec des intermèdes purement instrumentaux. Dans l’Ouverture de laSuite en ut majeur n°4 BWV 1069, le moelleux ravit les oreilles que la verdeur baroque authentique indispose. L’ampleur du geste de Lars Ulrik Mortensen fait ressortir le beau quatuor de bois – trois bassons et un hautbois – mais n’épargne pas la nonchalance des assauts. À trop vouloir éviter les arêtes, les entrées du mouvement vif en deviennent poussives. Avec ses carrures régulières, Vergnügte Ruh, extrait de la Cantate BWV 70, permet à Anne Sofie von Otter de révéler l’intériorité de la partition sans être retenue par des exigences qui sont parfois comme des défis à sa tessiture.

Après l’entracte, nous faisons nos valises pour suivre Händel dans ses pérégrinations italiennes, et surtout londoniennes. Le divino Sassone était un impresario et sa connaissance intime des possibilités de l’interprète est infiniment plus pragmatique – et opératique – que chez l’auteur de la Messe en si. Après un Concerto grosso en la mineur Op.6 n°4 où les textures riches pourraient être soutenues par des élans un peu plus incisifs, Where’er you walk, extrait de Semele, révèle une soliste parfaitement à son aise. Elle se sent ici chez elle, les réserves de la première partie s’évanouissent. Le mezzo montre un sens de la modulation remarquable, avec des appogiatures raffinées et juste ce qu’il faut de sophistication. Dans Ogni vento, extrait d’Agrippina, les passages rapides mettent çà et là en difficulté, obligeant parfois à de discrets détimbrages. Mais ces quelques faiblesses ne doivent pas faire oublier la rare intelligence de l’artiste, utilisant toutes ses ressources vocales au service d’une expressivité dramatique idéale.

Sans doute réchauffé à un tel foyer, le Concerto Copenhagen fait résonner la rondeur de ses graves dans l’Ouverture du Concerto grosso en ré mineur Op.6 n°10. Le basson a des accents presque funèbres, accentuant la gravité du mouvement initial. Si la clarté du jeu n’est plus à démontrer, les attaques du premier Allegro manquent de franchise, comme si la narrativité des tutti voulait se passer de majuscule en début de paragraphe. Dans Alcina, Verdi prati est l’air de Ruggiero qui jette un dernier regard sur le monde d’illusions de la princesse magicienne dont il fut l’amoureux prisonnier. L’interprétation de la Scandinave a de belles qualités. L’aria de Dejanira, Resign thy club extrait d’Hercules, très véloce, lui vole cependant la vedette. La palette vocale du morceau explose littéralement la musicalité virtuose de von Otter. Colorations et dissonances expriment, note dans la note, la raillerie de l’héroïne à l’orgueil blessé. Chaleureusement applaudie, la diva händélienne de ce soir donne deux bis, un air d’Ariodante et le Largo de Serse.

GC