Chroniques

par bertrand bolognesi

Concerto pour orgue et orchestre Op.52 de Flor Peeters
Ágoston Tóka, Óbudai Danubia Zenekar, Máté Hámori

YouTube Filharmónia Magyarország / Zeneakadémia Liszt Ferenc, Budapest
- 15 novembre 2020
Máté Hámori dirige l’Óbudai Danubia Zenekar à l'Académie Liszt de Budapest
© dr

Reviendra-t-il un jour, ce temps désormais lointain où tout un chacun pouvait parcourir le monde en musique ? Plutôt que d’être installés au balcon de la somptueuse salle de concert, dans l’imposant édifice construit par Kálmán Giergl en 1907 où nous entendions Bartók et Kurtág avec bonheur [lire nos chroniques du 29 mai 2016 et du 18 février 2020], c’est en mon salon que j’écoute ce fort beau concert qu’y donne ce dimanche, à 19h, l’Óbudai Danubia Zenekar. Covid-19 oblige, ce programme est retransmis en direct sur la page Facebook de l’orchestre et par la Philharmonie Hongroise sur son compte YouTube où il demeurera disponible bien après son accord final.

Ainsi retrouvons-nous tout de même l’excellent Orchestre Danubia d’Óbudai (Óbudai Danubia Zenekar) et son chef Máté Hámori (photo), plusieurs fois salués dans nos colonnes [lire nos chroniques du 15 novembre 2016, puis des 9 et 10 octobre 2017], ici au service d’un répertoire assez rare, non inscrit dans le paysage magyar, et donné devant un parterre vide de tout public, comme depuis quelques mois il devient courant de le faire. Ágoston Tóka traverse la scène pour prendre place à la console d’où jouer le deuxième mouvement (Allegro) de la Symphonie pour orgue en sol mineur Op.32 n°4 (1914), écrite durant les derniers mois de la Grande Guerre par le Français Louis Vierne pour l’organiste et compositeur étasunien William Crane Carl (1865-1936). Sur les quatre claviers de l’instrument allemand Voit und Söhne, inauguré le 15 mai 1907 et restauré en 2018, il ouvre en majesté ce moment.

Si la musique de Vierne n’est pas des plus jouées, on le pourrait dire mieux encore de celle de Flor Peeters (1903-1986), compositeur flamand né à Tielen, village de la province d’Anvers. Après de premières leçons prises une dizaine de kilomètre plus au nord, dans la petite ville de Turnhout, il descend plus au sud se perfectionner auprès d’Oscar Depuydt (1858-1925), à l’Institut Nicolas Lemmens de Malines. Là, c’est avec Lodewijk Mortelmans (1868-1952) qu’il aborde l’art de composer. À Paris, il succède plus tard à Tournemire au fameux Cavaillé-Coll de la basilique Sainte Clotilde. En tant que directeur du conservatoire d’Anvers, après avoir enseigné à celui de Gand, et titulaire de l’orgue de la cathédrale Saint-Rombaut de Malines, Peeters exerce une influence considérable sur la vie musicale belge à partir des années cinquante. De même que Messiaen, il sera distingué par le Vatican d’un titre de conseiller, sans qu’aucun des deux musiciens jamais ne soit sollicité par le Saint Siège. Son œuvre est considérable, largement concentrée sur l’orgue, mais pas exclusivement [lire nos chroniques de ses mélodies et de Missa Festiva Op.62].

Nous entendons le Concerto pour orgue et orchestre en ré mineur Op.52 conçu par Flor Peeters à l’automne 1944, tandis que les troupes britanniques et canadiennes libéraient Anvers à l’issue de la bataille de l’Escaut – ainsi passons-nous de fin de guerre à fin de guerre. Il compte trois mouvements. Un roulement de timbales ouvre l’Allegro qui d’emblée replace l’écoute dans la vigueur souple des cordes de l’Óbudai Danubia Zenekar, et bientôt dans la saine opulence de ses cuivres. Un fugato s’amorce, gagné par l’orgue, avec un contre-sujet admirablement développé par de moelleuses cordes. Après des moments toniques, traversés de délicats traits de flûte solo, s’impose un final mafflu que les interprètes hongrois savent circonscrire dans une approche subtile. La tendresse du Larghetto surprend alors, avec son thème simple, humblement décliné par l’orgue seul après le tutti nuancé. Et d’alors goûter un doux chant de violon, relayé par la flûte, puis hautbois, basson, clarinette et cor, autant de couleurs que l’orgue assemble, pour conclure, dans un geste extatique surprenant. Il revient brièvement au violoncelle et aux cordes graves de relancer la mélodie qui, phagocytée par l’orgue, voyage dans les pupitres de chambriste manière, selon un recueillement serein. Fougueusement lancée sur le pédalier, la péremptoire Cadenza organistique va bon train, laissant soin aux trompettes d’engager le dernier épisode du concerto en un jeu de répons instrumentaux plutôt souriant dont à l’occasion l’orgue se fait accompagnateur. S’ensuit une vaste prière lyrique et grandiloquente.

S’il fallait absolument s’en tenir à l’actualité – comme pour faire plaisir à notre pseudo-généralissime fond-de-teinté… –, nous rapprocherions immanquablement l’écriture de la troisième œuvre au menu des ravages de l’expansionnisme napoléonien. Le 27 août 1805, la Grande Armée avance vers l’Est, aux commencements de sa campagne d’Allemagne qui voient ses victoires en Bavière en octobre, sa supériorité sur les troupes autrichiennes en Italie, l’occupation de Vienne en novembre et ainsi de suite. 1806 est marqué par l’agression de la Prusse et de la Saxe, l’envahissement de la Pologne et la mainmise sur Naples, tandis que le partage du Portugal et la reprise des combats contre la Suède surviennent l’année suivante. Lorsque la Symphonie en ut mineur Op.67 n°5 de Beethoven est créée à Vienne, le 22 décembre 1808, le hargneux petit Corse enrôle de force la jeunesse hongroise dans ses contingents…

Bref ! Máté Hámori engage hardiment sa lecture avec un Allegro con brio fort leste, habité d’une urgence particulière dont le contraste ne déroge pas à l’équilibre encore classique de cette page. Outre bénéficier d’une remarquable élégance d’inflexion, toute fluidité, l’Andante con moto possède une lumière frémissante qui en signale le haut niveau d’interprétation. L’autorité roborative du Scherzo bat son plein dans le fringant trio, convaincant jusqu’en l’éclat jubilatoire de l’ultime Allegro. L’accès à ce concert offre une respiration vitale dans l’ornière déculturée où nous maintient l’état d’urgence sanitaire.

BB