Chroniques

par bertrand bolognesi

Concerto pour violon de Maderna et Symphonie n°5 de Bruckner
Ingo Metzmacher dirige les Philharmoniker Hamburg

Musik Triennale Köln / Philharmonie, Cologne
- 20 avril 2004
Ingo Metzmacher joue Maderna et Bruckner à la Musik Triennale Köln (Cologne)
© marco borggreve

Ce soir, la Musik Triennale Köln accueille l’Orchestre Philharmonique de Hambourg. Si l’Opéra de Nancy présentait cet hiver Satyricon et Venitian Journal [lire notre chronique du 26 février 2004], l’œuvre du compositeur et chef d’orchestre Bruno Maderna demeure assez rare dans nos salles : c’est avec d’autant plus de plaisir que nous entendons son Concerto pour violon et orchestre. Cette forme est particulièrement présente dans l’œuvre du Vénitien qui compte trois concerti pour hautbois, un pour flûte, un pour piano, un autre pour deux pianos, mais encore des concerti déguisés, comme Grande Aulodia pour flûte, hautbois et orchestre.

L’œuvre fut écrite en 1969, convoquant autour d’un soliste un vaste orchestre de plus de soixante instrumentistes, répartis de manière à créer des possibilités de répons et d’échos. La sonorité s’y sculpte dans une géographie inhabituelle : les cordes sont réparties en deux groupes, l’un directement face au chef, l’autre à l’arrière, séparé par l’ensemble des bois couvrant tout le centre, les contrebassons jouxtant les contrebasses, tandis qu’à l’arrière gauche de cette section les harpes introduisent les percussions, les cuivres occupant la droite de la baguette. La pièce occupe une trentaine de minutes d’un récit souvent interrompu dans lequel on retrouve les préoccupations de Maderna, sa fascination pour le « chant instrumental pur » (comme il le définit lui-même), c'est-à-dire une part majeure accordée à la mélodie allant à l’encontre de l’hermétisme de la production de certains de ses confrères (voire de ses élèves) de Darmstadt. Éditée par Ricordi l’année même de son achèvement, elle sera créée à Sarrebruck au printemps 1971, par Theo Olaf à l’archet et le compositeur au pupitre.

Dès l’abord, Ingo Metzmacher distille subtilement la texture complexe des premiers pas, équilibrant minutieusement le timbre raffiné qui nait de l’assemblage des harpes, guitare, contrebasse puis marimba. Tout cela s’articule en grande clarté, laissant s’enfler peu à peu les cordes aiguës, jusqu’à un grand geste lyrique où le tempo se libère. Il faut cependant reconnaître que la section de cuivres suivante ne bénéficie pas d’autant de précision. L’entrée du violon de Thomas Zehetmair se fait en délicatesse, alternant au fil de l’œuvre des expositions par le soliste et des répétitions ou développements par tel groupe de l’orchestre, ou inversement, selon un procédé qui n’est pas sans rappeler celui du concerto grosso. Si l’œuvre finit par proposer un chant commun, soutenu par un agglomérat plutôt conséquent, l’esprit demeure chambriste, ce dont témoigne une lecture attentive, judicieuse et inventive. La cadence joue également sur les différences d’attaques, tandis que les cordes entretiennent un long lamento où s’entend encore l’influence de Schönberg et de Berg (Maderna en connaissait d’autant mieux les effets qu’il a souvent dirigé leurs œuvres au concert). Bien sûr, l’utilisation de la guitare et de la mandoline peut évoquer Pierrot Lunaire, mais pas uniquement : elle est directement héritière des luths et théorbes de la musique italienne du XVIIe siècle que Maderna fréquentait, et même qu’il lui arriva d’adapter (remarquable version d’Orfeo, 1967). L’interprétation s’avère tant fidèle que sensible.

Après l’entracte, la formation hambourgeoise présente la Symphonie en si bémol majeur Op.96 n°5 WAB 105 qu’Anton Bruckner écrivit de février 1875 à mai 1876, puis révisa douze ans plus tard, comme il prit l’habitude de le faire (c’est d’ailleurs en travaillant à cette partition qu’il retoucha ses trois messes). Dans ces années-là, Bruckner admire Tannhäuser et Tristan und Isolde, ce qui se fait nécessairement entendre dans ses choix thématiques, même si l'orchestration n’hérite pas du raffinement du modèle. La lecture d’aujourd’hui s’ouvre sur un exceptionnel unisson de contrebasses, assénant leurs pizz’ puissants dont Mahler (qui fut élève de Bruckner) s’est peut-être souvenu en composant sa Résurrection.

Ingo Metzmacher pose avec retenue et précision la vaste introduction – en trois séquences qui laissent imaginer que le mouvement lui-même aurait du mal à vraiment commencer. Il cultive un grand suspense, tout en faisant sonner ce commencement comme une fin, ce qui est tout à fait pertinent lorsqu’on s’attarde un peu à regarder comment fonctionne une symphonie de Bruckner. La sonorité générale paraît mafflue, assumant pleinement la sorte de rusticité de cette facture tout en affirmant un fin travail de nuances : voilà qui prouve qu’une relative simplicité n’équivaut pas forcément à un manque de sensibilité. S’il est convenu de faire évoluer le tempo au sein du mouvement, le chef se distingue par une conception plus stricte, ne laissant pas même poindre l’ombre d’un rubato pour le conclure.

Après l’héroïque Hauptthema (Choral) de l’Adagio-Allegro, le hautbois expose avec grâce l’attendu Lyrischthema de l’Adagio, soutenu d’un unisson de cordes troublant d’exactitude. La sentimentalité déployée là n’est pas loin des enchantements straussiens sans atteindre ceux de Zemlinsky, le souci de la couleur s’affirmant nettement circonscrit ; mais Bruckner n’était pas homme à viennoiseries. De fait, la rigueur avec laquelle Metzmacher entretient la régularité du tactus le rappelle sans cesse. C’est plutôt un caractère méditatif que favorise sa conduite, contraignant le lyrisme dans l’omniprésence du choral de cordes, ce qui provoque une tension aigue de l’écoute. Dans le troisième mouvement (Scherzo), il gère remarquablement les masses et les retentissantes sonneries de cuivres, installant une atmosphère festive un rien guerrière – il s’appuie sur le Rhythmischthema esquissé dans le premier épisode – qu’il contredit génialement dans les douceurs toutes simples du bucolique et mahlérien Trio.

C’est dans le Finale que Metzmacher libère les tempi, croisant les citations (parfois brandies comme des slogans) des thèmes empruntés aux mouvements précédents qu’il souligne à peine. Il fait avancer la machine comme personne : il invite le Rhythmischthema à se déchaîner en une sorte de frénésie obstinée tout à fait grisante, avant de calmer l’auditeur par le retour au calme d’un choral – la constante de cette symphonie, décidément – apaisant comme un baume pour commencer, mais qui ne tarde pas à s’ériger vainqueur et magnifique, travers duquel Bruckner ne sut préserver le fin de cette œuvre (qui n’en finit plus de finir...).

BB