Chroniques

par bertrand bolognesi

convergences Korngold

Opéra national de Paris / Amphithéâtre Bastille
- 5 novembre 2009
© dr

Tout a une fin, dit-on, malheureusement, ajouterons-nous : finies les représentations de Die tote Stadt, mais aussi, avec ce quatrième rendez-vous Convergences, la fort belle intégrale de la musique de chambre d’Erich Wolfgang Korngold commencée il y a un mois à l’Amphithéâtre. Sans doute le public, venu plus nombreux ce soir qu’aux trois autres, n’aurait-il pas boudé une ou deux soirées où Lieder eûrent pu croiser quelques pages pianistiques rares, par exemple.

Plus que jamais fidèle à la cohérence du projet, le programme s’ouvre par le Sextuor de Capriccio, cette sorte de fausse ouverture qui introduit l’ultime opéra de Richard Strauss (créé en octobre 1942 à Munich) qu’il investit fermement de son élégant motif ornemental, censé placer d’emblée le spectateur dans la France raffinée (est-on bien sûr qu’elle le fût ?) de Louis XV. Marius Diaz (violoncelle) et Thomas Selditz (alto) prêtent main forte aux membres du Quatuor Aron – Ludwig Müller et Barna Kobori (violons), Georg Hamann (alto) et Christophe Pantillon (violoncelle) – dans une interprétation soignant une sonorité raisonnablement tendre développée sur un tissage profond et inspiré, en évitant, avec un précieux souci de respect du style évoqué, de souligner les contrastes éventuels.

Californien d’adoption depuis une dizaine d’années, Korngold s’y est principalement concentré sur une collaboration féconde avec les studios hollywoodiens auxquels il livre de nombreuses partitions. L’année même de la fin de la barbarie nazie, l’année des terribles (et non moins barbares) bombardements qui tuent sa Vienne natale, il s’attelle cependant à deux pages qu’il ne destine pas au grand écran : le Concerto pour violon (créé en 1947) et le Quatuor à cordes Op.34 n°3, esquissé quelques semaines avant Noël. On ne manquera pas d’observer que la perte, désormais irrémédiable, du monde d’hier (comme Zweig le désigna), rendue d’autant prégnante par la mort du père, Julius Korngold (25 septembre 1945), pourrait bien être l’origine souterraine du retour à la musique de concert, à la musique de musiciens, dira-t-on, une observation que tend à confirmer la lettre (de l’automne suivant) par laquelle le compositeur mettra un terme à ses contributions cinématographiques (il s’y dit « …vieux pour un enfant prodige… »).

Cependant, si l’on peut considérer ces deux pages (opus 34 et 35) comme le retour précisé plus haut, elles ne sont en rien un reniement des années passées à servir le septième art ; au contraire, en intégrant dans le matériau thématique de son 3ème Quatuor plusieurs éléments qu’il emprunte à ses musiques de film – Devotion (Curtis Bernhardt, 1943), Between Two Worlds (Edward A. Blatt, 1944) et The Sea Wolf (Michael Curtiz, 1941) –, Korngold n’opère-t-il pas une globalisation des différents terrains dans lesquels sa créativité s’est exercée – l’opéra, la musique dite sérieuse, la musique de cinéma avec ses songs –, globalisation qui, en quelque sorte, anoblirait ce que certains puristes européens pourraient bien n’entendre que d’une oreille méprisante ?

C’est néanmoins un Korngold bien différent des compositions d’avant 1934 qui surgit de cet Opus 34. Noir, sinueux, dans une harmonie presque nauséeuse, l’Allegro moderato traverse des méandres chromatiques dont la couleur peu flatteuse se place à l’opposé des pamoisons lyriques d’autrefois. Les Aron ne s’y trompent pas : c’est dans une articulation rêche, âpre, une sensible raucité de ton qu’ils font vivre ce mouvement. Le redoutable motif obsessif d’un Scherzo lancé par une chevauchée hargneuse contraste ensuite avec une élégie fermement nostalgique que contrarie la reprise, véritable morsure bondissante. Comme un air populaire survient alors dans le feutre énigmatique des sourdines (Sostenuto, like a folk tune), embrumant la couleur avant que le violon ne prenne le dessus par la véhémence obstinée d’un thème tragique – ne croise-t-on pas là quelque chose d’un Janáček, par exemple ? L’œuvre prend fin dans un radical changement de climat – c’est souvent le cas chez Korngold – : jubilation fantaisiste, tout sauf heureuse, pourtant, le rondo à trois thèmes, Allegro con fuoco, laisse le ton échapper à son pessimisme initial.

Malgré la sobriété goûtée avec l’opus 34, c’est l’enfant prodige qui demeurera dans vos mémoires, semble vouloir affirmer la conclusion de ce cycle de concerts. En effet, le Sextuor en ré majeur Op.10 est entrepris par un petit génie qui, à dix-sept ans, compte déjà à son actif deux sonates pour piano, le ballet-pantomime Der Schneemann, un trio à cordes, la Sinfonietta Op.5 et deux opéras (Der Ring des Polycrates et Violanta). Le choix d’une telle conclusion renvoie directement au grand sujet, pourrait-on dire, cette page ayant été composée dans l’achèvement de Violanta et dans l’esquisse de Die tote Stadt ; la boucle est bouclée !

Dès le Moderato allegro, on lui trouve ce charme particulier, plein d’élan, de virevoltes, d’appels à la danse (frustrés, bien souvent, d’ailleurs), qui caractérise la facture du jeune Viennois qui s’y montre formellement héritier de Brahms. Le chant s’y avorte exquisément en l’impuissance d’une sorte de joie tragique ouvrant un fugato auquel supplée une nouvelle obstination lyrique entravée par un étrange surplace. Un accord dramatiquement contrarié installe l’inquiétude manifeste chantée à l’alto, bientôt rejoint par les demi-teintes extrêmement raffinées de l’Adagio, simplement splendide. L’harmonie, comme ivre, de l’Intermezzo déambule, mal assurée, d’une mélopée de violon vers un pas de valse aux chromatismes éthyliques (hic !). Après un développement qui fronce les sourcils – comme s’il ne se comprenait plus lui-même –, la partition renoue avec son bancal sourire, d’une amabilité qui ne laissa pas le vin tourner mal. Pour finir, aussi ornemental que s’affirme le style, le Finale recourt à une élégance plutôt digne, idéale pour prendre congé des excellents quartettistes et de leurs compères.

BB