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Chroniques
Così fan tutte | Ainsi font-elles toutes
opéra de Wolfgang Amadeus Mozart
Musique et chant convolent à merveille dans ce chef-d’œuvre de l’opera buffa, Così fan tutte, offert avec audace par l’Opéra de Saint-Étienne. L’ouvrage tourbillonnant composé par Mozart à l'hiver 1790 se rappelle aux esprits dans toute sa fraîcheur et sa vivacité, insufflant déjà le grand air du printemps par une fine bouche : la farce, drôle et pétillante. Très respectueuse de l’excellence du livret et de la riche musicalité, la production stéphanoise, haute en couleurs vives et de très bonne tenue, ose jouer d’emblée sur l’imagerie des années soixante-dix, dans une transposition baba cool.
Saupoudrée de nombreuses surprises vestimentaires très drôles, dessinées par Frédéric Llinares et réalisées à l’atelier de l'Opéra de Saint-Étienne, la représentation se vit au rythme fou d’un sac de fruits dévalé, érotisme vaporeux joliment incarné par quelques figurants bellâtres ou petites bombes sexuelles, mais aussi par le jeune plateau vocal, complice et exigeant, animé sans relâche par la quête de sensations grisantes dans le décor sympathique, avenant et ludique de Mathieu Lorry-Dupuis, une immense garçonnière en bord de mer [lire notre chronique du 13 avril 2018].
Dans cette ambiance à la gaieté grandissante, de fleurs scintillantes et de fumées douces, cadre paisiblement antibourgeois baigné de lumières agréables et bonnes complices (Marie-Christine Soma), la troublante expérience des deux couples naît simplement et presque banalement, sans pari philosophique ni grand cas de conscience, gobée comme un acide servi par Don Alfonso... ou plutôt Thomas Magnum, tant la ressemblance est frappante avec le détective privé californien, nigaud, à Hawaï (héros de la série télévisée Magnum diffusée dans les années quatre-vingts).
Tandis que les deux fiancés discutent sur un ton badin et canaille avec leur souriant guide de vacances, semblant chercher à consommer au plus vite les loisirs, les premiers trios, vifs et chaleureux, ravissent l’oreille. Le baryton Marc Scoffoni (Guglielmo) et le ténor Marco Ciaponi (Ferrando) se déchaînent dans la sarabande dessinée par le baryton-basse Laurent Alvaro (Don Alfonso, gentil organisateur) et le soprano Pauline Courtin (Despina, la soubrette-roquette), un tandem cordialement libidineux et remonté comme des pendules ! Le dynamisme des personnages est étoffé, leur personnalité présentée dignement, par la mise en scène fouillée de Christophe Gayral. Elle profite notamment des deux étages de la suite pour gagner en perspective. La conquête du public, stupéfait, s’effectue sans tomber dans la facilité, en récoltant de francs gloussements, rires et applaudissements au fur et à mesure de cette première plaisante et prometteuse, jusqu’à l’ovation générale aux saluts.
À lâcher les brides comédiennes, les plus timides ne sont pas les charmantes demoiselles de Ferrare. Avec le mezzo Marion Lebègue et le soprano Élodie Hache, actrices pleines de tonus et d’esprit, les sœurs Dorabella et Fiordiligi, d’abord béates devant les polaroïds de leurs chéris, sont investies dans l’intrigue sentimentale, la première avec un peu de sottise, la seconde une hystérie jubilatoire.
Lorsqu’au second acte pointe l’aspect inquiétant de la désunion des couples, les interactions viennent plus en profondeur et, à l’intérieur du récit, les symétries apparaissent. Enfin, l’impact visuel du dernier tableau reste en mémoire, gros clin d’œil à la culture populaire : cette mascarade, c’est le retour festif des hippies tendance Pushkar, délicieusement grotesque, absurde et soudainement ravivé sur scène, avec l’aide précieuse de la styliste Corinne Tasso. Après le dernier revirement du final, la liesse gagne les fiancées déboussolées plus que toute leçon morale amère, et une ultime conclusion espiègle brocarde la vie de couple moderne en déchéance.
Dans cette aventure opératique un peu potache – l’esprit de sacrifice (ou de culpabilité) tarde à se montrer chez les freluquets avant les duos de l’Acte II (au terme du I, excitant, la scène du faux empoisonnement tourne au vaudeville) –, mais adorable pour ses interprètes attachants, amoureux crédibles, même en roue libre, qui peut donc bien rester maître à bord ? Le livret, dirait-on, et à son service, l'Orchestre symphonique Saint-Étienne Loire qui déroule brillamment la précise trame musicale et libère le génie de sa bouteille. Si la baguette de José Luis Domínguez Mondragón paraît ralentir au II, la formation ligérienne mène, excellent moteur et commentateur, le sublime ramage de chanteurs mozartiens en devenir. À titre d'exemples, quelle irrésistible musique charrie la juste pugnacité du vibrant Marc Scoffoni [lire nos chroniques de Julietta, Le portrait de Manon et Adriana Lecouvreur] et le doux marivaudage de Marco Ciaponi [lire nos chroniques de Manon Lescaut et Rigoletto], timide, puis ardent ténor au timbre princier et à l'émission de passereau (Una bella serenata), quelle suavité des cordes amorce le duo féminin, exquis, Ah, guarda, sorella, rendu paradisiaque par Marion Lebègue et Élodie Hache !
Les airs ébouriffants de Don Alfonso ne manquent pas de drôlerie et sont fort réussis par Laurent Alvaro, valeureux baryton-basse joliment grasseyant, musclé, au jeu très fort, dans ce registre buffo dynamique et allumé, avec même une puissante ambiguïté dans l'aparté Io crepo, se non rido! émis d'une sérieuse profondeur [lire nos chroniques de L’amour des trois oranges, Dialogues des carmélites, Trompe-la-mort, Lohengrin, La damnation de Faust et Les contes d’Hoffmann]. Débordant d'énergie, Pauline Courtin s'épanouit en Despina, la stratège délurée, avec humour et maestria, incarnant cet être à la fois léger et diabolique – fantastique créature… Enfin, entre des récitatifs confinant au superbe, et idéalement ponctués par le claveciniste Kazuya Gunji, les ensembles gagnent en harmonie au fil de la soirée, alors que le Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire, qui œuvre en fosse et en coulisses, porte la charge noble, fière et humaine du gentil peuple défendu par Mozart.
De voir ce nouveau Così venir à la vie, de témoigner de son succès et de s’en sentir ragaillardi, l’on admire davantage l'œuvre, avec une foi accrue en sa conclusion qui désigne un chemin vers la sérénité.
FC