Chroniques

par bertrand bolognesi

Court-circuit et Jean Deroyer jouent trois créations mondiales
signées Philippe Hurel, Justina Repečkaitė et Adrien Trybucki

Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris
- 22 novembre 2022
créations d'Hurel, Repečkaitė et Trybucki par l'ensemble Court-circuit...
© gary gorizian

Sous la battue plus qu’avisée de Jean Deroyer [lire nos chroniques du 27 avril 2010, des 27 janvier et 13 juin 2012, du 20 octobre 2017 et du 20 septembre 2019], trois opus sont ici donnés en création mondiale par l’ensemble Court-circuit qui, depuis sa fondation en 1991, sert la musique de notre temps [lire nos chroniques du 2 juin 2004, du 19 septembre 2011, des 20 janvier et 19 novembre 2014, des 19 février et 20 juin 2015, du 5 mars 2018, des 13 février et 19 novembre 2019, du 21 novembre 2020, enfin des 7 février et 10 mars 2022]. Le concert débute avec Unobtainium, une page d’un quart d’heure environ, conçue pour flûte, clarinette, percussion, piano, violon, alto et violoncelle par Adrien Trybucki [lire nos chroniques de Raíces et de Clastes]. « Le rapport paradoxal entre immobilité et mouvement est mis en exergue, prenant d’une certaine manière le contrepied des serpents tournants d’Akiyoshi Kitaoka qui créent l’illusion de ronds semblant s’enrouler sur eux-mêmes dans une image absolument fixe », précise le jeune compositeur (né en 1993) dans sa note d’intention. De fait, c’est une œuvre s’organisant à partir d’un motif obstinément déroulé que nous découvrons ce soir. Le principe d’une détonation suivie d’une cellule perpétuelle, pour ne point dire obsessive, s’y vérifie à plusieurs reprises, opérant diverses mutations en son sein, selon une évolution interne qui peut aller jusqu’à relancer le processus en plein vol. Après quatre phases, une transition semble vouloir installer autre chose. Il n’en est rien, jusqu’en la relative fragmentation du piano la ritournelle revient, avec ses surplaces, ses routines, ses crispations, ses mélancolies et peut-être même ses illusions. Au fil de ponctuations de plus en plus tranchantes du piano et de la percussion, une palilalie absorbe l’écoute dans une velléité d’insistance sans qu’en émerge jamais quelque babil. À ces points de fixité entravés, pourrait-on dire, violents et crus, répond une progressive raréfaction. Une phase de presque-rien mène à un roulement sourd, balisant une partie d’accords drus, rythmés, sur une tenue de clarinette, puis une section en homorythmie et ascension, d’une intense tonicité qui va crescendo. Le matériau semble dès lors se disloquer, se déconfiturer jusqu’aux abysses. Après quelque intrigant aplat d’une teinte quasi spectrale, une ritournelle dolcissimo courtà sa propre déglingue. Un ultime roulement conclut Unobtainium dans une secrète inquiétude.

À Gand le 15 mars 2019, Filip Rathé donnait, à la tête de l’ensemble Spectra, la première d’un hommage de Philippe Hurel à son confrère Luc Brewaeys, emporté par un cancer à l’âge de cinquante-six ans en décembre 2015. So nah, so fern (c’est-à-dire Si proche, si loin) – pour flûte, clarinette, percussion, piano, violon, alto et violoncelle – fait partie « d’une série de pièces composées entre 2015 et 2019 […] qui ont à voir avec la disparition et le deuil », explique le compositeur (brochure de salle) qui parle volontiers d’un « trompe-l’oreille, au sens où si l’on reconnaît les matériaux qui sont en jeu, tout est fait pour que leur degré de proximité ou d’éloignement soit difficilement perçu ». Après un cluster à l’acidité presque intrusive, s’impose un flux d’humeurs changeantes aux sonorités parfois saturées, très tendu. Après cette sorte de prélude scandaleusement douloureux, comme quelque dramatique annonce, survient un voyage volubile qu’articula un refrain plus étal, masqué par des demi-teintes et un flottement micro-intervallaire mystérieux. D’une facture fort touffue, cette œuvre de 2016 et d’une douzaine de minutes, jouée en création française, conduit à une méditation où « le matériau et les situations musicales […] ont disparu, il n’en reste qu’un lointain souvenir », brutalement suspendue. Six ans plus tard, Hurel lui rend visite à travers un second volet, So nah, so fern II, créé aujourd’hui, et un rien plus brève. La semi-cruauté du cluster qui engageait I s’y résume désormais à une légère déflagration sautillée sur les cordes, suivie d’un moment de fausse inertie que révèlent les inserts acrimonieux du piano. « Tous les matériaux se figent en une boucle rythmique implacable […]. Le processus qui nous amène à cette nouvelle boucle subit des ruptures plus abruptes […] et il s’avère encore plus difficile de savoir à quel moment tous ces matériaux se confondent ». La nouvelle coda accroît nettement ses proportions. Le résultat est tout bonnement fascinant. Les musiciens défendent à bras le corps cette écriture exigeante qui sollicite autant d’énergie que de vigilance – Anne Cartel (flûte), Pierre Dutrieu (clarinette et clarinette basse), Ève Payeur (percussion), Jean-Marie Cottet (piano), Alexandra Greffin-Klein (violon), Laurent Camatte (alto) et Frédéric Baldassare (violoncelle).

Entre Unobtainium et So nah, so fern I et II, ils servaient Filage de Justina Repečkaitė [lire notre chronique de Designation & Expulsion], l’altiste cédant place au contrebassiste Didier Meu. Commencée dans des sonorités plus ou moins oxydées, en partie héritières de Lachenmann, l’œuvre ne fait bientôt plus qu’agrémenter d’atours contemporains un chant aussi pauvre qu’interminable, achevé en queue de morue, dont on cherche encore l’éventuelle sapidité. Oublions, c’est mieux.

BB