Chroniques

par bertrand bolognesi

création d’A tearing of vision de Mark Barden
Cornelius Meister dirige l’Ensemble Intercontemporain

Cité de la musique, Paris
- 12 janvier 2013
le jeune Cornelius Meister joue magistralement Rihm et Widmann
© rosa frank

À présenter la musique de Rihm (dans la brochure de salle), François-Gildas Tual évoque des créations qui « prennent une posture résolument postmoderne ». Que dire alors de celle de Jörg Widmann ? Qu’elle s’ancre assurément dans un héritage musical très mitteleuropa qui jamais ne tourne le dos à une persistance « romantique » à laquelle contribuent de nombreux opus. Mais si le Bavarois ne se montre guère avare de références diversement déclinées à Schumann [lire notre chronique du 10 septembre 2006] ou à Mozart (entre autres), encore tisse-t-il son oeuvre de certains habitus compositionnels qui marquèrent les années d’immédiat après-guerre, les désigner peut-être ainsi comme procédés « classique » du XXe siècle, pour ainsi dire, qu’il intègre dans une synthèse à sa manière novatrice. Plus que décomplexée d’une obligation désormais obsolette d’ex nihilo à tout prix, son esthétique ne cite cependant jamais « en creux » ou (pire encore) « en clin d’oeil », et développe une inspiration et une poésie qui lui sont propres.

Nous retrouvons ses Freie Stücke de 2002, créés à Cologne cette année-là sous la battue de Dominique My – « nous retrouvons » car l’enregistrement du Collegium Novum Zürich (chez NEOS) vous en fut présenté il y a deux ans [lire notre critique du CD]. Dix pièces, donc, dans lesquelles Jörg Widmann explore de façon extrêmement concentrée le phénomène sonore. La lecture qu’en livre l’Ensemble Intercontemporain le transporte sans doute des années en arrière, lorsqu’encore adolescent il découvrait la musique de son temps lors d’un concert que la formation donnait à Strasbourg [lire notre entretien]… Ce passionnant voyage à travers superpositions et timbres bénéficie ce soir d’une remarquable clarté qui en révèle plus encore les attaches et filiations – la fascination du compositeur pour le glassharmonica [lire notre chronique du 25 novembre 2007], recréé par savante imitation, le violon tout affectif qu’on retrouve dans le trait lyrique de la pièce III (Diego Tosi des grands soirs), le recours au « lontano » micro-intervallaire ligétiens comme aux klaxons du musicien hongrois, l’émergence d’une possible référence à l’Alpensinfonie (autant d’éléments qui peut-être font se croiser Ligeti et Strauss dans la verticalité « spectrale » de… Rheingold, bien sûr).

L’une de nos plumes signalait il y a quelques temps un jeune chef prometteur, à l’occasion de la création de La Passion de Simone de Kaija Saariaho [lire notre chronique du 17 juin 2009]. Cornelius Meister était alors en poste à Heidelberg et serait bientôt le directeur artistique du Radio-Symphonieorchester Wien où il succédait en 2010 à Bertrand de Billy. Quelques jours à peine après son trente-troisième anniversaire, ce grand talent dirigera le Ring à Riga (Latvijas Nacionālā Opera, à partir du 8 mars) : c’est dire l’élan qu’a pris sa carrière ! Outre une maîtrise des répertoires, Cornelius Meister affirme son intérêt pour la musique d’aujourd’hui et la création, comme en témoigne ce programme qu’il défend magistralement.

Des Zwei Formen de 1994 à la récente révision (2008) du vaste Jagden und Formen de 2001, c’est un chemin d’orgie créatrice qui traverse la verve de Wolfgang Rihm (au fil des Gejagte Form, Gedrängte Form et Verborgene Formen). Après l’entracte, le plateau présente un dispositif particulier : cordes à gauche, bois à droite, derrière eux un premier groupe de cuivres, en symétrie, au même niveau, un second groupe de cuivres ; au troisième plan, en situation médiane des cordes et des cuivres II : contrebasse et piano ; en haut de scène, de front : la percussion ; enfin, trois postes que leur situation désigne comme soliste, au centre, face au chef (mis à distance respectable pour des raisons de visibilité partagée) : guitare/guitare basse électrique, cor anglais et harpe.

Une rage varèsienne traverse cinquante minutes d’une exubérante inventivité, ouvertes par un duo obstiné des violons, à la saveur quasi « ethnique ». Aux bois d’alors entrer dans la lice, pour une partie vigoureusement rythmée. Le déploiement d’énergie échappe à la description, emportant l’écoute dans une vitalité haletante, toujours diablement impactée (à décoiffer les chauves). Une cadence de harpe vient en happer l’égarement, pour ainsi dire, puis un rageur froissement qui mène à une « écriture du silence », aérienne, avant une section de cuivres charnue. Nouvelle traversée, plus tonique encore, des bois, puis véritable déluge percussif contrarié par une nouvelle cadence solistique – du cor anglais, cette fois –, savant brouillage piano/harpe/métallophone : la densité de l’œuvre laisse pantois. Après un tel déploiement – en sourd même une citation de Lulu (le fameux thème impératif-conclusif des interludes) –, une délicate oscillation de deux flûtes agit comme une précieuse « musique de retour » à caresser une légèreté recouvrée.

Entre ces deux opus déterminants, nous découvrons (en création mondiale) a tearing of vision commandé par l’EIC à l’étatsunien Mark Barden (né en 1980). Dans le texte par lequel il présente son travail au public, le compositeur évoque les « larmes [qui] exercent une forme de violence sur ce qui est vu ». Le piano ouvre la pièce par des bris qui en livrent immédiatement le ton général : les sonorités sont celles de la fracture, de ce qui blesse, déchire, perce, éclate, fait exploser. Même les fuselages pp s’avèrent violemment intrusifs. Après un rêche tutti, le matériau semble pour finir « se geler » en une brève consolation, jusqu’aux frottements de feuilles d’aluminium, peut-être souvenir d’une corrosion – « peut-être » car ce qui relève ici du symbolique, de la narration et du figuralisme nous échappe.

BB