Chroniques

par bertrand bolognesi

création d’Aurora de Katrin Klose
création de Furniture Shop de Kevin Lang

Le marteau sans maître de Boulez par l'ŒNM
DIALOGE / Mozarteum, Salzbourg
- 2 décembre 2017
l'ŒNM joue "Le marteau sans maître" au festival DIALOGE au Mozarteum (Salzbourg)
© dr

L’atelier-concert de cet après-midi constitue une pause dans le cycle consacré par le Mozarteum de Salzbourg au compositeur tchèque Miroslav Srnka. Pour autant, son programme ne déroge en rien au répertoire de DIALOGE qu’il infiltre par les classes de direction d’orchestre de l’institution (Bruno Weill, Johannes Kalitzke et Reinhard Goebel). Ainsi trois jeunes chefs se succèderont-ils au pupitre, face à ŒNM (Österreichisches Ensemble für Neue Musik) en très petit comité. Abandonnant l’estrade habituelle, les musiciens sont installés devant les hautes fenêtres donnant sur le Mirabellgarten enneigé.

Le matin même était projeté le film d’Andy Sommer, Sur Incises, dont nous nous faisions l’écho lors de sa commercialisation [lire notre critique du DVD]. À sa manière, cette leçon du compositeur français sur l’une de ses dernières grandes œuvres introduisait à l’écoute d’un opus majeur de l’après-guerre, Le marteau sans maître (1954), créé par Hans Rosbaud à la tête du Sinfonieorchester des Südwestrundfunks au printemps 1955, à Baden Baden. « Je me suis mis à une œuvrettesur des poèmes de Char », déclarait Boulez dans un courrier à son confrère Henri Pousseur, fin 1952 (cf. Paul Sacher Stiftung). Comme toujours, la pièce connut plusieurs moutures avant de se fixer, et même de se fixer dans la désignation effective du non-fixé puisqu’elle arbore plusieurs versions de mêmes vers qu’elle commente par certains mouvements – outre qu’il ne s’agit pas d’un poème complet de Char, cette proposition reflète le travail d’un auteur qui, de l’impossibilité de choisir un tracé définitif, fait vertu, le définitif s’avérant alors le cumul des possibles demeurés libres. Après la première mondiale, il développa considérablement l’écriture des percussions, modifiant complètement la neuvième section (l’œuvre se stabilise avec sa nouvelle édition de 1957).

Défendus par Vera Klug (flûte alto), Jutas Jávorka (alto), Manuel de Roo (guitare), Arabella Hirner (xylorimba), Rupert Struber (vibraphone) et Špela Mastnak (percussion), les six premiers mouvements du Marteau… sont défendus par la voix de Franziska Weber. Dès Avant L'Artisanat furieux, Brian Liao affirme une direction d’une extrême lisibilité, bénéficiant d’une énergie manifeste, assez idéale pour servir la vivacité particulière du Boulez trentenaire. Passé Commentaire I de Bourreaux de solitude un rien en deçà de ce qu’on en pourrait attendre, malgré une conclusion brillante, nous découvrons une chanteuse exacte et souple dans L'Artisanat furieux. De même apprécie-t-on le relief rond et la fermeté d’attaque du guitariste dans Commentaire II de Bourreaux de solitude. Cependant, l’absence de nuances n’est pas la meilleure manière de jouer cette musique, ce dont témoigne Bel édifice et les pressentiments, version première, rendu trop sec par battue. Cette première approche est conclue par un Bourreaux de solitude fort clairement mis en place.

Le menu prévoit que soient repris les mouvements 5 et 6, auxquels s’enchaîneront les suivants, dès après l’exécution de deux pages écrites cette année. Née en 1990, Katrin Klose, préalablement formée au piano et au violon, devint à la sortie de l’adolescence l’élève en composition dans les classes d’Heinz Winbeck, Robert Platz et Tobias Schneid à la Hochschule für Musik de Würzburg. Aujourd’hui, elle étudie auprès de Reinhard Febel, au Mozarteum. Structuré en trois duos (pour percussion et instrument mélodique) articulée par deux volubiles tutti, Aurora pour ensemble s’inspire de la contemplation d’aurores boréales « qui scintillent encore et encore », précise la compositrice (brochure de salle). À quelques percussions près, Roman Rothenaicher dirige le même instrumentarium. Toute délicate fluidité, la flûte commence. L’écriture des ensembles évolue vers une sorte de total rythmique rituel, le second jouant sur une guitare qui peu à peu semble vouloir quitter le tempérament. De fait, c’est dans ses glissandos que s’achève Aurora.

Né quelques mois plus tôt, Kevin Lang aborde la composition en autodidacte, dès l’enfance. Admis dans la classe de la compositrice d’origine roumaine Adriana Hölszky, au Mozarteum, il perfectionne son art auprès de Tristan Murail (de 2012 à 2015), puis lors de master classes avec Javier Torres Maldonado et Georg Friedrich Haas, entre autres. Écrit pour flûte, alto et trois percussionnistes, Furniture Schop est marqué par sa volonté de tourner le dos à ses propres réflexes compositionnels. « Mon expérience est de rompre avec ce qui a fonctionné pour explorer le contraire, dit-il. Dans un magasin de meubles, les salons, cuisines et salles de bains invitent à s’attarder, mais ce sont des îlots non coordonnés dans un complexe plus vaste ». Sous la direction de Shun Oi commence un geste en errance, soudain cristallisé en un accord drument répétitif, qui n’est pas sans rappeler le Klavierstück IX de Stockhausen (1961). Cet effet un brin spectaculaire laisse poindre une toute autre lueur sur le cœur de la pièce, calme héritier des spectraux. Une sensibilité d’aujourd’hui, nourrie à d’autres sons, brosse l’ultime section.

Retrouvons Le marteau sans maître, pour ses quatre derniers mouvements. D’un organe puissant Naoko Baba reprend Bel édifice et les pressentiments, version première, dans la lecture soudain fort nuancée de Brian Liao – l’impact global de l’interprétation a changé. Une couleur flatteuse se développe dans Bourreaux de solitude, malgré une curieuse tendance de l’artiste à surjouer un poème qui ne se prête guère à cet excès. Après l'Artisanat furieux survient dans une douceur inattendue. Une précision salutaire favorise le redoutable Commentaire III de Bourreaux de solitude. Après la déclamation, on entend l’une des plus belles pages bouléziennes (flûte, gongs et cymbale), pour finir Bel édifice et les pressentiments, double [sur l’œuvre, lire nos chroniques des 16 mars et 13 avril 2003, du 3 octobre 2008, du 6 janvier 2010, des 1er et 10 février 2013 et du 15 décembre 2015, ainsi que nos critiques du CD de Pascal Gallois et du dernier enregistrement par Boulez lui-même (2005)].

BB