Chroniques

par jorge pacheco

création d’Effigies de Jacques Lenot
Christopher Guzman et Quatuor Diotima

Théâtre des Bouffes du nord, Paris
- 5 mars 2012
le compositeur français Jacques Lenot photographié par Jérôme Johnson
© jérôme johnson

Qui n'a entendu dire, non sans raison, que de nos jours la création musicale s'est éloignée du public ? En effet, aujourd'hui comme jamais auparavant, la grande majorité des productions musicales qui s'offrent à nous sont consacrées à des œuvres du passé. Depuis le prophétique « cela leur plaira plus tard » que proféra Beethoven après s’être informé du mauvais accueil de l'un de ses derniers quatuors, la vision du compositeur de génie toujours en décalage par rapport à la pratique de son temps s'est progressivement imposée. Ce décalage peut cependant devenir tragique s'il signifie une incompréhension entre le créateur et celui qui exécute sa musique, l'intermédiaire entre créateur et public, celui que significativement l’on nomme « interprète ».

Voilà pourquoi le Concours international de Piano d'Orléans, consacré depuis sa création (1994) à l'exécution du répertoire contemporain (depuis le XXe siècle jusqu'à nos jours), a gagné tant d’importance parmi la pléthore de compétitions pianistiques où les mêmes octaves brisées de Liszt peuvent s'entendre déferler presque industriellement – et on se permettra de signaler au passage que si Liszt a une place dans la grande Histoire de la musique, c'est surtout grâce à des œuvres qui passèrent presque inaperçues face à la production virtuose pour laquelle il était idolâtré de son vivant.

Le programme final de la présente édition du prestigieux concours est repris ce soir à Paris (un jour après la délibération du jury), concert qui représente aussi le premier engagement post-compétition pour deux des lauréats : Andrew Zhou et Christopher Guzman. Voulant récompenser le talent des jeunes pianistes au delà de leur virtuosité, ledit programme inclut deux pièces de musique de chambre. Nous comptons donc avec la présence exceptionnelle des musiciens du Quatuor Diotima, eux aussi fervents défenseurs de la musique d'aujourd'hui, qui accompagnent Guzman pour l'interprétation du Second Quintette avec piano de Gabriel Fauré et d’Effigies, l'œuvre commandée par le concours à Jaques Lenot [photo] et donnée ici en création mondiale. Avant cela, Andrew Zhou offre sa version d’Am Grabe Franz Liszts (1993) du compositeur français Olivier Grief, ainsi que celle de le Klavierstück XIV (1984) de Karlheinz Stockhausen.

S'inspirant de Liszt qui composa une belle et triste page intitulée Am Grabe Richard Wagners pour son ami décédé en 1886, Grief veut rendre hommage à Liszt lui-même. Sa pièce évoque avec grand raffinement deux des aspects les plus particuliers du style du maître austro-hongrois : son langage harmonique et ses célèbres emportements virtuoses. Dans son interprétation, Zhou dégage une souplesse remarquable et reste à l'aise même dans les passages les plus exigeants techniquement, tout en faisant preuve d'une grande sensibilité quand la musique le demande, malgré le fait qu'il impose lui-même une entrave au déploiement de son expressivité en jouant avec la partition sous les yeux, ce qui implique des « tournes » assez maladroites de sa propre main gauche. Pour l'exécution du Klavierstück XIV, le jeune homme abandonne enfin la partition et livre une interprétation convaincante, même lorsqu’il doit émettre des sons avec la bouche. Il réussit sans doute à rendre compte du côté mystérieux de cette partition où Stockhausen réutilise des éléments de son opéra Montag (ce qui explique les chuchotements), même si les déplacements qu'il est obligé de faire pour jouer sur les cordes du piano dévoilent la turquoise de ses chaussettes.

Avec le Quatuor Diotima déjà sur scène, la deuxième partie s'ouvre avec Effigies de Lenot. Selon ce que le compositeur lui-même explique dans sa note de programme, ce titre se réfère à la présence secrète dans sa partition des initiales des personnes qui ont marqué son parcours, à travers l'utilisation de la dénomination anglo-saxonne des notes musicales, présence qui reste cependant inaudible. Si la pièce nous offre des moments d'une intense beauté, et semble bien répondre à l'exigence de la commande au sens où le piano est vraiment au premier plan, elle délaisse, justement de ce fait, le côté chambriste, et prend la forme d'un concerto avec effectif réduit, tant le discours semble opposer un soliste au ripieno. Les douze sections annoncées par l’auteur sont bien perceptibles – même un peu trop, tant le devenir musical paraît scandé par l'avènement successif de textures contrastantes. Si Diotima s'engage de tout cœur dans l'interprétation, il ne transmet pas moins un certain manque de confiance au début, surtout perceptible dans les entrées successives sur une même note, souvent un peu à côté, notamment celles du violoncelle dans l'aigu. Cela s'avère fatal pour une partition très délicate dont le charme réside en grande partie dans le détail et la précision.

Avec le Quintette avec piano en ut mineur Op.115 n°2 de Fauré arrivent les plus beaux moments de la soirée. Le quatuor Diotima semble cette fois-ci en totale communion, et son interprétation, empreinte de délicatesse, de détails et de nuances de toute évidence bien plus réfléchies que celles des Effigies, nous transporte par sa puissance émotionnelle. Le phrasé dense et expressif, plein de langueur, et le piano qui résonne de manière cristalline sous les doigts de Guzman font du troisième mouvement (Andante moderato) un moment de grande intensité.

Cette œuvre est sans doute une belle fin pour un programme qui aborde principalement la création contemporaine, car sa présence attire l'attention sur le fait que le présent ne peut s'expliquer qu'en regard du passé, et met ainsi en évidence les rapports étroits de la musique actuelle avec celle de nos prédécesseurs. Ne serait-ce que par la présence du piano à travers les siècles, il nous est donné d'avoir l'intuition d'une identité esthétique, d'une façon d'écouter propres à la musique occidentale, et qui, grâce à des institutions comme le Concours d'Orléans, ne cessera de s’enrichir dans son voyage à travers le temps.

JP