Chroniques

par bertrand bolognesi

création de Double Bind de Lionel Arnaud
œuvres d’Hanns Eisler, Ernst Křenek et Alexander von Zemlinsky

Forum Voix Étouffées / Salle Cortot, Paris
- 30 janvier 2008
le chef d'orchestre Olivier Holt photographié par Willy Vainqueur
© willy vainqueur

L’avant-dernier concert de la troisième édition de Voix Étouffées permet de retrouver la musique de Zemlinsky, d’approfondir celle de Křenek, d’aborder un Eisler strictement instrumental, plus rare encore que le vocal, et de créer Double Bind de Lionel Arnaud. Souhaitant ne pas limiter ces cycles de concerts à une activité muséographique, Amaury du Closel, maître d’œuvre de la manifestation, y intègre la création en effectuant plusieurs commandes à des compositeurs. Double Bind, soit double contrainte, est « une étude musicale sur les croisements entre des éléments spectraux et des échelles de sons microtonales. Son et complexe de sons sont assemblés ostensiblement selon leur degré de complémentarité ou d’opposition. Cette dualité féconde symbolise un combat entre l’individu et l’atomisation des masses. Cette pièce, qui se dérobe sans cesse et où se cache le centre, telles des poupées russes, est dédiée à la mémoire de tous les opposants au totalitarisme », s’explique l’auteur dans la brochure de salle.

Amaury du Closel précise ce qui oriente ses choix de programmation : « Il y a plusieurs critères de sélection. Tout d’abord, nous souhaitons donner des œuvres représentatives de la diversité esthétique de notre sujet, puisque les mesures prises par les nationaux-socialistes ont touché toutes les musiques, étant dirigées à l’encontre des êtres plutôt que de leur expression. Ensuite, nous tenons à garantir des interprétations dont la qualité défende au mieux les œuvres, de sorte qu’on ne puisse en aucun cas mettre en cause les compositeurs. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes associés à Pro Quartet, par exemple. Par ailleurs, il me paraît important de pouvoir mélanger les genres, ce qui implique de donner de la musique chorale, comme nous l’avons fait jeudi dernier [lire notre chronique du 24 janvier 2008], des Lieder ou le répertoire chambriste dont, bien sûr, le quatuor à cordes, très présent dans la période concernée. Enfin, il s’agit de rendre compte de la forte politisation de la musique dans les années 1920 tout en faisant entendre la survivance du passé (très nette chez Zemlinsky). Toutes ces raisons furent déterminantes dans l’établissement de notre programmation ».

D’Alexander von Zemlinsky, le mezzo-soprano britannique Anna Holroyd donne les Maeterlinck Lieder Op.13, composés entre 1910 et 1913. Si deux des six titres furent adaptés pour petite formation par Erwin Stein, c’est Amaury du Closel qui réduisit les quatre autres en 2001, afin que l’on pût exécuter l’intégralité du cycle. Dès Die drei Schwestern, Olivier Holt [photo], à la tête des musiciens de l’Ensemble Voix Étouffées, impose une mobilité captivante du tactus et une souplesse remarquable de l’élan emphatique. Si la voix paraît d’abord un rien dure dans le haut-médium, elle se chauffe vite, livrant bientôt des attaques aiguës judicieusement amorties. Au caractère plus recitando de la vocalité de Die Mädchen mit den verbundenen Augen répond un accompagnement lyrique qui annonce clairement les Vier letzten Lieder de Strauss (1948). Après la dynamique expressive de Lied der Jungfrau, l’exécution d’Als ihr Geliebter schied accuse une redondance maladroite entre l’emportement de l’orchestre et celui de la voix. Concluant l’Und kehrt er einst heim à la vocalité proche de Weill, le très évidemment mahlérien Sie kam zum Schloss gegangen bénéficie d’une interprétation particulièrement inspirée.

Créée en juillet 1922 par Hermann Scherchen auquel elle est dédiée, la Sinfonische Musik d’Ernst Křenek sera jouée à Prague l’année suivante sous la direction de Zemlinsky. Olivier Holt en dessine l’Allegro deciso dans une couleur néoclassique. Le ton est singulier de morgue, mais on ne saurait parler de « modernité » quant à sa facture. L’exécution de ce soir suit un délicat chemin dynamique qui contraste joyeusement avec l’emporte-pièce final. L’Adagio consiste en une tendre mélodie de contrebasse contaminant bientôt tout l’ensemble par les entrées imitatives des cordes. Les artistes maintiennent soigneusement une précieuse rondeur de sonorité, soudain contrariée par la nudité paisible et méandreuse d’une phrase de flûte, déduisant une petite section pour quatuor de bois. Un fugato qui mêle les vents au quintette des cordes conclut le mouvement.

Du Saxon Hanns Eisler – mais l’on pourrait tout aussi bien dire du Viennois, du New Yorkais ou du Berlinois – nous entendons la Suite pour septuor Op.29a n°1 qui rassemble des fragments d’une musique conçue en 1939 pour un film de Joseph Losey. On s’y amusera de stimulantes ruptures métriques, d’une tonicité parfois mordante, mue par un humour omniprésent et une gracieuse énergie, autant de charmes servis par une lecture toujours élégante où se remarquent Christian Roca à la clarinette et Alain-David Valckenaer au basson.

Le Forum Voix Étouffées bénéficie des aides du Ministère autrichien des affaires étrangères ainsi que du Zukunfts Fonds dont la vocation est d’indemniser les travailleurs forcés d’Autriche, ainsi que de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. Avec la complicité de la SPEDIDAM, de l’ADAMI et de la SACEM, et grâce à l’accueil du Musée de l’Armée, du Centre Tchèque et du Goethe Institut, il présente un festival biennal et assure une activité régulière de concerts. On demeure toutefois surpris de constater que l’institution allemande comme l’institution française ne participent pas à son financement, absences qui défient toute logique.

BB