Chroniques

par bertrand bolognesi

création de Into… de Jeongkyu Park
portrait d’Unsuk Chin – épisode 2

Nieuw Ensemble Amsterdam, Ed Spanjaard
Festival d’automne à Paris / Studio 104, Maison de Radio France
- 10 octobre 2015
Unsuk Chin, compositrice fêtée par l'édition 2015 du Festival d'automne à Paris
© priska ketterer

Ouvert hier par l’Orchestre Philharmonique de Radio France in loco, le cycle que consacre le Festival d’automne à Paris à Unsuk Chin [lire notre chronique de la veille] se poursuit cet après-midi par un concert du Nieuw Ensemble Amsterdam mettant au menu plusieurs opus de la compositrice coréenne auxquels il donna lui-même le jour. À commencer par Cosmigimmicks, indiqué « pantomime musicale », d’abord créé en avril 2012 à Amsterdam sous la direction du Brésilien Celso Antunes puis, dans sa version définitive, par la même équipe à Witten un an plus tard – de fait, il s’agit d’une co-commande de l’ensemble hollandais et du festival autrichien.

Shadow play, le premier de ses trois mouvements, est introduit par un timide effleurement de la guitare – l’auteure dit elle-même qu’il « s’ouvre par des bruits » (brochure de salle). La mandoline la rejoint aussitôt, puis des grattés-frottés du violon, du piano et de la harpe envahissent le champ. Huit minutes plus tard, Quad, le second épisode, inspiré de l’œuvre éponyme de Samuel Beckett (1981), convoque lui aussi la guitare, avec un solo fascinant percuté sur la caisse, soudain investi par l’énergie bondissante d’une écriture rythmique sans cesse renouvelée, dans un tissage complexe et proprement hypnotique. Au fil de près de sept minutes, le déchaînement s’opacifie, rehaussé des stimuli aigus du violon et des longues plaintes de la trompette, pour s’éteindre dans les sautes d’humeur progressivement effacées du piano. Fort influencée par György Ligeti, Unsuk Chin lui rendit hommage avec Thall dont elle annonce l’atmosphère « …à la fois sentimentale et macabre, décrivant la psyché d’un individu déchiré, les changements d’état d’esprit étant illustrés par les altérations du langage harmonique » (même source) – on pense aux pages d’Imre Kertész sur le dégoût et l’irascibilité du musicien hongrois à la fin de sa vie (L’ultime auberge, Actes Sud, 2015). La guitare entêtante introduit et conclut cette danse hésitante et contrariée dont elle souligne le dessin micro-intervallique par l’impact rythmé digital sur la corde. À l’âpreté des inserts violonistiques répondent les presque rassurantes ponctuations de la harpe. Ed Spanjaard mène d’un geste sagement précis les sept instrumentistes.

En 1979 paraissait Die unendliche Geschichte (L’histoire sans fin) au fil des vingt-six chapitres duquel Bastian, un petit garçon solitaire, réalise sur le mode fantastique le paradoxe du roman que les meilleurs écrivains prétendent volontiers écrit par leurs lecteurs. En 1991, dans l’œuvre du Bavarois Michael Ende (1929-1995) Chin trouvait en partie la matière de son Akrostichon-Wortspiel qu’elle broda de soies autrement excentriques, s’agissant de Through the looking-glass de Lewis Carroll (1871) – c’était une dizaine d’années avant sa composition d’Alice in Wonderland, opéra puisant lui aussi dans l’univers du pasteur britannique [lire notre chronique du 14 juin 2010]. Créé en septembre 1991 par David Porcelijn à la tête du Nieuw Ensemble Amsterdam, puis par le Premiere Ensemble sous la baguette de George Benjamin à Londres le 8 septembre 1993, dans sa version révisée, les « sept scènes de contes de fées » à former Akrostichon-Wortspiel ajoutent cinq instruments à l’effectif précédemment entendu (alto, contrebasse, clarinette, flûte, hautbois), abandonnent la guitare (mais la mandoline demeure) et convoquent un soprano.

D’emblée, la partition précipite l’écoute dans le merveilleux. Yeree Suh prête un organe souple à la déambulation dramatisée de Versteckspiel (Cache-cache), assez obsédant. À la violence avouée de Das Rätsel von den drei magischen Toren (L’énigme des trois portes magiques), puissamment projetée, succède le traitement orchestral infiniment fluide du bref Die Spielregel (La règle du jeu), puis les fort aérées Vier Jahreszeiten in fünf Strophen (Quatre saisons en cinq strophes) qui ne dédaignent pas de siffler, au besoin, dans l’aura fantomatique des gongs. Soudain survient l’opéra, avec Domifare S, lyrique en diable, comme l’enthousiasme de l’épreuve enfin vaincue. Très rythmiques, les quatre-vingt dix secondes de Das Beliebigkeitsspiel (Le jeu du n’importe quoi) s’achèvent dans un rire un peu torve. Il contraste avec la parodique solennité du dernier mouvement (le plus long), Aus der alten Zeit (Écho du bon vieux temps), dont les tragiques appels aigus descendants de la voix (si – si bémol) enfouissent dans l’oreille son absurde vertige.

Troisième page d’Unsuk Chin à ce programme, la seconde mouture de Gougalon (2011) fut rendue publique par Susanna Mälkki et l’Ensemble Intercontemporain il y a trois ans, à Paris [lire notre chronique du 10 janvier 2012]. Il s’agit de six « scènes de théâtre de rue » tournées vers le monde des bateleurs et son Grand-Guignol grinçant, réminiscence d’un quartier pauvre de Séoul où des « …musiciens amateurs et des acteurs allaient de village en village pour vendre à la population les potions médicamenteuses qu’ils avaient eux-mêmes confectionnées et qui, dans le meilleur des cas, s’avéraient inefficaces ». Conçue pour vingt-cinq musiciens, cette bascule ghelderodienne dans la dérision du kitsch oriental lance de spectaculaires avis en son Lever de rideau, brillant et persiffleur. Suit un irrésistible Lamento du chanteur chauve, quasi valse déturgescente – osons ! – qui fait pleurnicher la trompette bouchée. Et les métallophones de tournoyer dans un souvenir de dentition spirite ! La grimace de la diseuse de bonne aventure avec ses fausses dents bombarde de mille rythmes (The grinning fortune teller with the false teeth) une péroraison pieusement ridicule de la même trompette – effet assuré : on rit ! Les deux percussionnistes quittent le haut de l’orchestre pour gagner les touches gauche et droite où, en position de solistes, donner le surprenant Episode between bottles and cans (Épisode entre bouteilles et bidons) ; le tutti les relais de quelques interventions percussives, avant qu’un voile feutré étouffe subtilement la performance. Puis les cordes se conjuguent dans une lancinante Dance around the shacks (Danse autour des cabanes), dotée d’un côté incantatoire et mélancolique qui va s’asphyxiant. Habile, Gougalon part, pour finir, à La chasse à la tresse du charlatan (The hunt for the quarck’s plait) dont le taïaut est donné par une contrebasse plus que rageuse : l’événement est à son comble.

Avant cette œuvre haute en couleurs était donné en première mondiale Into… pour sheng et ensemble (deux violons, alto, deux violoncelles, contrebasse, piano, flûte, piccolo, clarinette, clarinette basse, trombone, trompette, harpe et percussions), commandé par le Festival d’automne à Paris etle Seoul Philharmonic Orchestra au jeune Jeongkyu Park (né en 1981). « Ce travail exprime mon désir de mettre en relation un instrument traditionnel d’Asie orientale avec un orchestre occidental […]. Le sheng est le seul instrument aérophone à anches libres. Cette spécificité m’a permis de le joindre à un orchestre », précise le compositeur. On découvre une œuvre inventive qui prolonge délicatement dans les bois du tutti la sonorité inattendue – quelque part entre harmonica, accordéon et orgue – de la partie solistique tenue par Wu Wei, à travers une sorte de bref prélude aéré, suivi d’une section nettement plus tonique aux demi-teintes d’ingénieuse facture. Bien que concis (à peine neuf minutes), Into… voyage dans plusieurs climats, avec une dextérité toute personnelle.

Encore trois rendez-vous avec la musique d’Unsuk Chin : ce soir, ici-même (20h) puis le 27 novembre à la Philharmonie où, après avoir exploré en partie son catalogue chambriste (18h30), les solistes de l’EIC donneront Doppelkonzert et Graffiti sous la direction de Tito Ceccherini(20h30) – le portrait continue !

BB