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Chroniques
création de Streets de Bruno Mantovani
Pierre Boulez dirige l’Ensemble Intercontemporain
Inauguré il y a près de trois semaines par un spectacle pour enfant composé par Jean-Louis Mechali, poursuivi par les projections accompagnées en live de deux films de Chaplin [lire notre chronique du 24 octobre 2006], approfondi par un forum sur Les instruments des temps modernes que clôturait une soirée Ninja Tune, le cycle Les temps modernes s’achève, après deux concerts (les solistes de l’EIC, puis Musicatreize et les Percussions de Strasbourg), par ce rendez-vous avec l’Ensemble Intercontemporain, la création et Pierre Boulez.
Si tant est qu’une pièce soit discursive, c’est dans le voyage narratif que nous plonge ce programme. Par « voyage narratif », entendez tant l’invitation dans l’articulation de la forme qui s’auto-révèlerait au fur et à mesure de l’écoute qu’on en peut avoir – et l’on sait comme les préoccupations de perception nourrissent la pensée boulézienne – que le choc plus directement émotionnel que gérèrent les procédés en opposant leurs contrastes. Dans sa version la plus récente, Dérive 2 occupe désormais quelques trois quarts d’heure. Boulez y rend toujours plus séduisantes les énigmes qu’il laisse apercevoir sans jamais en livrer le secret. Dès l’abord, la fluidité de l’exécution ravit l’écoute, le compositeur rejoignant ensuite, en pénétrant plus avant les possibilités expressives de certains assemblages marimba/vibraphone/piano/harpe, quelques aspects de ses pièces plus anciennes. Développant plus encore une jouissance presque « minérale » des textures, cette geste, tout en profitant des certitudes de la maîtrise de ses moyens, s’avère d’une indicible souplesse.
Si, chez Boulez, l’on demeure fasciné par l’humidité qui sourd d’un bloc rocheux sans pouvoir en deviner les arcanes souterrains, de même la découverte de la nouvelle œuvre de Bruno Mantovani laisse-t-elle admirer des chemins dont on reste ignorant des destinations, leur rencontre finissant par en contredire sainement les croisements. Les Streets qui inspirèrent le musicien sont celles de New York : « La densité d’activités humaines était telle qu’il m’était quasiment impossible d’isoler tel mouvement d’une personne prise au hasard dans cette collectivité, ou tel déplacement d’un véhicule, sans que cette information ne soit perturbée par bien d’autres », s’en explique-t-il. Après un départ relativement brutal qui plonge d’emblé l’auditeur dans un climat peu complaisant, la pièce « frictionne » un pôle sensible qu’on pourrait dire « pédalisé », que vient plus nettement identifier un vigoureux trait de harpe, pôle sur lequel se greffent des déambulations instrumentales d’une grande énergie rythmique. Que chacun aille son chemin, souvent seul mais parfois accompagné d’un autre personnage, sur cette sorte de continuo, semble vouloir s’ériger en principe : il n’en est rien, la partition contredit son procédé, évite la systématisation, l’exploitation abusive d’une idée, de sorte que l’auteur profite du terrain qu’elle dessine pour non pas développer mais évoluer – transmuer, peut-être ?... Alors qu’à tour de rôle les solistes rejoignent l’évènement commun où s’exercent par moment des volutes plus lyriques (passionnant solod’alto sur un accord micro-intervallaire qui va descendant), le pôle lui-même finit par se déplacer, dans une tension croissante que ponctue sans la rompre une fin dont la percussive brièveté souligne d’autant la vigueur.
À la relative inertie du contemplatif Yamato-e, style pictural japonais très respecté du VIIIe au XIIe siècle sur lequel reviendront en partie les artistes de l’Ukiyo-e, près de cinq cent ans plus tard, succèdera la peinture principalement paysagiste Hatsuboku qui, par l’usage de lavis d’encre de Chine de dilutions savamment choisies, tels qu’on les observe dans les Samâdhi des grands maîtres chinois adeptes du Ch'an, s’ingénia par un jeu de texture à suggérer non seulement le relief mais encore la dynamique, jusqu’à inventer une sorte de nuancier émotionnel d’une étonnante virtuosité. S’il revint aux peintres laïcs d’en maintenir le savoir-faire au Japon, ce sont d’abord les moines zen qui en érigèrent la tradition, comme le fameux Sesshû Tôyô (1420-1506) dont les rouleaux impressionnèrent tant Hanspeter Kyburz, lorsqu’il les vit à Tokyo, qu’ils lui inspirèrent une réflexion particulière sur le temps.
Cette réflexion traverse aujourd’hui Réseaux, work in progress pour six instruments. Bien qu’affirmant que ce n’est pas tant cet aspect-là de cet art qui l’intéressa, il semble bien que le compositeur, en laissant la technique picturale elle-même féconder sa créativité musicale, ait été plus que sensible à l’implication zen de cette esthétique particulière (la nature en mouvement, j’entends). Cependant, sa démarche, pour brillante qu’elle est, demeure étroitement analogique.
BB