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Chroniques
création de Traces de Jacques Demierre
Zürcher Kammerorchester
Le chef britannique Howard Griffiths entame sa huitième saison à la tête du Zürcher Kammerorchester. Il ouvre cette soirée par l’Introduction et Allegro pour cordes Op.47 qu’Edward Elgar écrivit de 1901 à 1905, citant volontiers quelques chansons galloises. On connaît encore mal la musique d’Elgar sur le continent où il est confortablement convenu de la considérer comme complaisamment envahie d’un sentimentalisme suranné. Le peu qu’on en entende en France se limite au Concerto pour violoncelle Op.85, aux Enigma Variations Op.36 et aux inévitables Pump and Circonstances qui ne sont certes pas ce qu’il composa de plus intéressant. Son style est marqué par un romantisme tardif s’attachant aux vieilles valeurs de l’Empire Britannique, héritier des procédés compositionnels allemands. Cultivant de surcroît une inspiration nationale, on pourra comparer sa démarche à celles des musiciens d’Europe centrale dans la même période.
Il n’est pas dans les habitudes de ce média de laisser ces chroniqueurs « raconter leur vie », mais il se trouve que quelques mois passés à Londres lors des années d’études permirent à celui que vous lisez d’écouter régulièrement la musique de chambre d’Edward Elgar, une production assez éclectique dont certains traits ne furent pas sans influencer le travail de son cadet Frank Bridge. Signalons au lecteur curieux la somptueuse Elegy for Strings Op.58 (1909) et les Sea Pictures Op.37 pour contralto et orchestre (1899) qui annoncent Britten.
La pièce jouée ce soir fut créée le 8 mars 1905 au Queen Hall de Londres par le London Symphony Orchestra placé sous la direction du compositeur. Après les Enigma de 1899, on suggérait à Elgar d’écrire un scherzo de concert pour la nouvelle formation londonienne. L’auteur notait régulièrement des thèmes, ceux qui lui venaient de son imagination, mais aussi certains autres qu’il entendit lors de voyages dans la campagne insulaire. Ainsi devait-il noter en août 1901, lors d’un séjour dans le Cardiganshire, situé dans la partie ouest du Pays de Galle, une esquisse pour une Ouverture Galloise à partir de chants folkloriques, projet qui ne verrait jamais le jour mais dont il utilisera les prémisses dans son Opus 47.
Écrite pour quatuor à cordes solistes et orchestre à cordes, cette œuvre n’est pas d’un abord facile pour les instrumentistes. Elle pose des problèmes d’équilibre et requiert un savoir-faire de quartettistes qu’il n’est pas aisé de satisfaire sans avoir recourt à l’intervention d’un quatuor extérieur. C’est sans doute pour cette raison que l’Introduction et Allegro fut peu donné après sa création, et la plupart du temps sans connaître le succès. De plus, les deux guerres mondiales ralentirent la vie musicale, comme partout en Europe, et les progrès techniques amorcés par les musiciens (dont certains périrent au front) des orchestres anglais au début du siècle ne purent reprendre un développement normal qu’après 1945, si bien qu’il fallut attendre presque un demi-siècle à cette page pour être efficacement exécuté.
La lecture d’aujourd’hui bénéficie d’un lyrisme généreux, dialoguant avec des solistes dont la technique et la musicalité rendent un bel hommage à l’écriture d’Elgar : Willi Zimmermann et Arthur Lilienthal aux violons, Mirion Glas à l’alto et le violoncelliste Nicola Mosca. Le chef travaille en rondeur la sonorité générale, d’une belle sensualité, dirigeant l’œuvre dans une mobilité de tempo qui en souligne judicieusement la dynamique.
Faisant la part belle à la musique de son pays natal, avec ô combien de talent et d’autorité, Howard Griffiths dirige ensuite Les Illuminations Op.18 de Benjamin Britten, compositeur qu’il a tout récemment servi au disque avec la formation zurichoise [lire notre critique CD de Saint-Nicolas Op.42] et le ténor Mark Tucker qui chante ici les textes d’Arthur Rimbaud. Britten écrivit de nombreux cycles pour voix et orchestre. Les Illuminations furent conçues en partie dans le Suffolk, juste après les Variations sur un thème de Frank Bridge Op.10 avec lesquelles le compositeur explora un nouveau matériau orchestral dont il approfondit les effets dans son Opus 18, et aux Etats-Unis où il tenta en vain d’émigrer à la fin des années trente – ses déclarations le plaçant ouvertement du côté des idéaux dit « de gauche » devaient faire échouer ce projet. Elles seront créées par le soprano Sophie Wyss en 1940, puis par le ténor Peter Pears quelques mois plus tard, la partition indiquant que les deux voix sont envisageables. D’une écriture extrêmement raffinée, avec une ligne vocale d’une grande clarté, ce cycle mélodique annonce les grands opéras de Britten – qui commençait la composition de Peter Grimes dès 1942.
Le Zürcher Kammerorchester livre une interprétation soignée, mise en relief par un minutieux travail de dynamique. On citera une nouvelle fois le violoncelliste solo qui ravit dans le septième poème. La voix de Mark Tucker paraît idéale dans ce répertoire. Si, au début, le timbre avantageusement clair du ténor nasalise maladroitement dans les phrases en descente chromatique, et si les graves ont en général tendance à s’appuyer sur des coups de glotte peu gracieux, une élégance indéniable balaie bientôt ces incertitudes passagères. L’artiste offre des aigus parfaitement maîtrisés, vaillants et performants lorsqu’il le faut, d’une douceur infinie sans falzetto dans la troisième mélodie, par exemple. Une fois de plus, un chanteur non francophone fait preuve d’une diction exemplaire dont peu de français sont capables, dans une interprétation souple, sensible, qui lui vaut un franc succès.
Le compositeur Jacques Demierre est né à Genève en 1954.
Après une formation musicale classique dans sa ville natale, il investit volontiers son travail dans différents domaines, de la poésie sonore à l’improvisation, de la musique savante écrite, s’inscrivant dans l’héritage des recherches de ses aînés, à l’installation sonore, du concert jazz à la musique d’accompagnement pour le théâtre, etc. Le compositeur est également pianiste. Il se produit régulièrement en récital soliste ou avec des ensembles, tant de musique contemporaine que de jazz, et des artistes tels que Joëlle Léandre, Irène Schweizer, Martial Solal ou Radu Malfatti, entre autres. Son catalogue compte à ce jour une soixantaine d’œuvres, principalement des pièces chambristes, privilégiant depuis quelques années la voix et, depuis toujours, le piano, à deux ou quatre mains, avec bande parfois, ou encore sept pianos (Agripaume III, en 1986), etc.
Donnée en création ce soir, nous entendons Traces, une œuvre construite à partir du silence, du dire même de l’auteur, venu sur scène avant l’audition, un silence particulier qui explore un autre objet sonore, le Divertimento pour cordes de Béla Bartók. Un silence comme sculpté dans la partition du maître hongrois. C’est d’abord l’idée d’attaques interrompues que l’œuvre exploite, puis une opposition entre phrases solo avortées et tutti. Peu à peu, on perçoit le silence comme propos rythmique, souligné de quelques incises sonores. Si, au commencement, on reconnaît certains traits du Divertimento, le compositeur va vite ailleurs et finit par créer une sorte de danse du silence où les incursions de sons jouent un rôle de saccade venant signaler et déplacer la pulsation virtuelle cependant perceptible. La pièce n’est pas facile pour les instrumentistes, exigeant que l’on préserve avec la même qualité une certaine sonorité toujours interrompue et répétée.
Pour finir, les musiciens suisses jouent la Symphonie Hob.I/59 de Joseph Haydn dans une belle tonicité d’expression, mais sans la distance nécessaire. Le manque d’humour d’une lecture peut-être trop contrastée, plus indiquée pour les néo-classiques des années vingt que pour un vrai classique du XVIIIe siècle, entrave une exécution qui, cela dit, demeure d’une grande tenue.
BB