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Chroniques
création de W Krainie Kołysanki d’Helen Neeves
opus de Benjamin Britten, Arnold Schönberg et Kurt Weill
Mariage inhabituel que celui de cette soirée à la maison ronde, puisque l’Ensemble intercontemporain s’y trouve associé au Chœur et à la Maîtrise de Radio France et qu’il y sera dirigé par ses autorités respectives, tour à tour le chef Lionel Sow et la cheffe Sofi Jeannin. Bien qu’il intègre une création mondiale, commandée par Radio France à la compositrice britannique Helen Neeves, le programme n’est pas tout à fait représentatif du répertoire ni de la mission de la formation créée par Pierre Boulez et Nicholas Snowman en 1976. Ce soir, il est demandé au public de bien vouloir attendre la fin de la quatrième et dernière œuvre au menu pour applaudir. Il s’agit donc de respecter une dramaturgique musicale qui, à travers le destin des enfants européens des deux guerres mondiales de la première moitié du XXe siècle, interroge notre actualité, alors même que les territoires ukrainien et gazaoui sont le terrain d’affrontements, de destruction et d’exclusion effrayants.
C’est dans cette proximité peu soutenable que s’ouvre le programme, avec W Krainie Kołysanki (Au pays des berceuses) qu’Helen Neeves a conçu cette année pour chœur et maîtrise et dont c’est aujourd’hui la toute première audition. Sous la battue de Sofi Jeannin, au pupitre de la Maîtrise de Radio France, l’œuvre d’environ douze minutes, qui visite d’authentiques berceuses polonaises, affirme une écriture vocale et chorale forte d’un véritable savoir-faire, sous la plume d’une compositrice qui exerce également sa pratique de soprano. La facture est néanmoins si passéiste qu’elle contredit la chronologie des partitions données ce soir et peine à introduire le contexte et le climat des suivantes.
Dès son coup d’envoi brutal, The Children's Crusade Op.82 (La croisade des enfants), composé par Benjamin Britten en 1968 et créé à Londres par Russell Burgess à la tête du Wandsworth School Boys Choir, le 19 mai 1969, affirme un contraste puissant. Il s’agit du récit désespéré, violent même, d’un groupe d’enfants polonais, orphelins dès 1939, qui cherche sur la planète un endroit que la paix habiterait (cela existe-il ?). Confiée à un chœur d’enfants, avec quelques parties solistes, et à un groupe instrumental constitué d’un piano, d’un orgue et de six percussions, cette œuvre – l’une des plus sombres et des plus radicales du musicien anglais – utilise un poème en quarante-cinq vers, Kinderkreuzzug, que Bertolt Brecht a livré en 1939, dans la foulée de l’invasion de la Pologne par les troupes allemandes sous égide nazie. À l’issue des vingt-deux minutes qu’occupe l’exécution, l’histoire se finit mal, et même leur chien périra. D’origine autrichienne, l’écrivain, musicien et critique britannique Hans Keller, né à Vienne en 1919, a réalisé la version anglaise du poème. Aux jeunes voix de la Maîtrise s’ajoutent donc quelques solistes de l’Ensemble intercontemporain (EIC), tout l’effectif étant placé sous la direction de Jeannin, toujours.
En 1928, répondant à une commande de la Radio d’État de Francfort (Frankfürter Reichs Rundfunks-Gesellschaft), Kurt Weill [photo] livre une cantate pour ténor, baryton, chœur à trois parties masculines et groupe instrumental, Das berliner Requiem. Les poèmes écrits par Brecht rendent hommage à Rosa Luxemburg, ce qui nuisit à la pièce puisque certaines stations partenaires du commanditaire durent renoncer, pour des raisons politiques, à la diffuser sur leurs ondes – la célèbre militante marxiste polonaise avait été assassinée à Berlin en janvier 1919 et l’heure, neuf ans plus tard, n’était guère à une telle commémoration. La thématique générale de ce Requiem berlinois est un hymne à la mémoire des morts anonymes ou injustement oubliés. Cet opus pacifiste s’articule en six mouvements. Il est ouvert par Großer Dankchoral. Lobet die Nacht (Grand choral d’action de grâces), chœur à l’accompagnement discret qui plonge directement l’assemblée dans le style si reconnaissable de Weill. « Als sie ertrunken war und hinunter schwamm… » (Après s’être noyée, comme elle descendait…) : le calme désolé de Ballade vom ertrunkenen Mädchen (Ballade de la jeune noyée) appuie son chœur sur quelques accords nus de guitare. Valse de clarinette, où n’affleure pas encore l’influence jazz présente dans le théâtre musical du fameux tandem, Marterl est confié au ténor clair et tendre de David Lefort. Robuste et obsessionnel, Erster Bericht über den unbekannten Soldaten (Premier poème du Soldat inconnu sous l’Arc de triomphe) alterne passages choraux et moments solistes. Après Wir kamen von den Gebirgen (Nous venions des montagnes et des océans), Alles, was ich euch sagte (Tout ce que nous avons dit) bénéficie du chant souple du baryton Mark Pancek, posant son récitatif sur l’orgue funèbre du Zweiter Bericht über den unbekannten Soldaten (Deuxième poème du Soldat inconnu sous l’Arc de triomphe), à l’opposé de la scansion militaire qui le précède. Un chant s’élève, au lyrisme simple et insistant, sur l’accompagnement recueilli des vents. Le retour du Großer Dankchoral conclut une œuvre noire comme toutes les guerres, y compris celles que l’on dit civiles. À la tête de l’EIC et du Chœur de Radio France, Lionel Sow infléchit une interprétation rigoureuse et délicate.
C’est dans la poésie du Zurichois Conrad Ferdinand Meyer qu’Arnold Schönberg trouva les vers de son Friede auf Erden Op.13 (Paix sur la Terre) : Lionel Sow et le Chœur dont il est le chef titulaire, au complet cette fois, en donnent la version originale a cappella de 1907. Bien que commencée dans un climat douloureux, cette figure d’espoir conclut un concert de raretés d’un peu plus d’une heure, chaleureusement applaudi par l’auditoire ému.
HK