Chroniques

par bertrand bolognesi

création française d’Harakiri de Péter Eötvös
le théâtre rituel de Linea

Champs libres / Musée d'Art Moderne, Strasbourg
- 9 juin 2006
Si-Chan Park photographie la compositrice coréenne Younghi Pagh-Paan
© si-chan park

Concentrée sur le mois de juin, la saison Champs libres de Linea s’attelle, après avoir confronté les cultures puis les générations, à explorer le théâtrede la musique contemporaine. Au-delà des conventions du concert, c’est dans des lieux inhabituels que l’ensemble strasbourgeois se produit, à travers quatre rendez-vous – et un peu plus si l’on compte les six Détours allant au devant de nouveaux publics (le lendemain, nous entendions Nasenflügeltanz de Stockhausen, pour percussion et électronique, sur une place) – avec l’utilisation détournée d’un instrument, l’élévation d’objets non prétendus musicaux en nouvelles sources sonores, le regard de l’écoute, la distorsion du son par la machine, le ravissement par l’incongruité géographique ou encore le théâtre, plus simplement, comme c’est aussi le cas ce soir.

Après avoir célébré à sa manière les soixante-quinze printemps de l’insolent Kagel au Taps Gare, il y a une semaine, c’est dans la nef du Musée d’Art Moderne et Contemporain que Linea s’adonne au rituel. Les auditeurs pénètrent dans la nef par une première portevirtuelle, celle du contrôle des billets. Deux officiants attendent avec de petites timbales. On peut déambuler, stationner ou encore partager Clash music (1989), brève pièce de Nikolaus A. Huber, avec les deux inconnus de l’angle interrogatif de confidents tripodes. Le climat est inattendu, chacun assistant sans cérémonie à la cérémonie.

Festive, l’œuvre introduit idéalement la deuxième porte : entre tams et gongs, à la queue leu-leu nous entrons par l’un de ses angles dans le carré formé par quatre postesde percussion mêlés à l’électronique que convoque Tsi-Shin Kut, partition de 1994 par laquelle la compositrice coréenne Younghi Pagh-Paan [photo] évoque la terre qui donne son âme à l’homme dans une culture chamanistique fécondant toute son œuvre. Outre l’effet acoustique particulier du dispositif – signalons d’ailleurs cette ingénieuse façon de tirer partie d’un lieu qui n’est pas si facile à faire sonner ni à occuper -, il nous invite à regarder nos semblables regarder et écouter la musique, on pourrait dire à s’écouter écouter, ensemble.

Psalm 151, in memoriam Zappa, écrit pour un percussionniste par Péter Eötvös en 1993, peut presque paraître anecdotique, ce qu’il n’est pas du tout, après Tsi-Shin Kut. La création française d’Harakiri, composé par le Hongrois vingt ans plus tôt, n’en prend que plus d’impact. Les têtes font demi-tour, portent le regard vers le dehors, embrassant la nef au-delà des murs vitrés jusqu’au billot où le percussionniste Michael Pattman coupe une bûche (une seule), loin par la distance, proche par le son retransmis. Cette fois, c’est l’espace qui investit l’écoute puisque le soprano Kioko Okada arrive derrière le public, voix et présence délimitant la perspective avec le coupeur de bois, dans une scénographie de Renatus Hoogenraad qui déplace les instrumentistes – deux flûtes altos jouées par Keiko Murakami et Mario Caroli –, pend une mariotte et amoncelle sept matelas. Lorsque tout s’achève, le visage rencontre l’eau qui en scelle la disparition, laissant l’assistance dans une méditation émue.

BB