Chroniques

par bertrand bolognesi

création française d’In-side de Misato Mochizuki
Wolfgang Amadeus Mozart et Franz Schubert par le Quatuor Aris

Cité de la musique, Paris
- 6 mars 2023
Le jeune Quatuor Aris joue Mochizuki, Mozart et Schubert à la Cité de la musique
© simona bednarek

Dans la série Rising Stars par laquelle la Philharmonie de Paris, en collaboration avec d’autres salles de concert européennes, fait entendre de jeunes artistes ou des formations instrumentales émergentes, nous découvrons aujourd’hui le Quatuor Aris, fondé il y a déjà quatorze ans à Francfort par les violonistes Anna Katharina Wildermuth et Noémi Zipperling, l’altiste Caspar Vinzens et le violoncelliste Lukas Sieber. Cet ensemble, ici présenté par l’Elbphilharmonie (Hambourg) et la Konzerthaus de Dortmund, place la compositrice japonaise Misato Mochizuki en bonne compagnie, puisque la première française de sa pièce sera donnée entre des opus de Mozart et de Schubert.

L’Adagio du Quatuor en ut majeur K.465 n°19 « Les dissonances » (1785) nous arrive de fort loin, dans une douceur indicible, que vient à peine contrarier l’Allegro, véritable corps du mouvement après ce prélude lamento. Le départ impose une lumière heureuse et discrète, dans un raffinement exquis de la nuance qui ne sacrifie par à ces amabilités de convenance à véronal effet. D’emblée Aris se caractérise par son long souffle, défini par un violoncelliste dont la délicatesse apparente ne lâche rien et un premier violon infléchissant à l’ensemble un enthousiasme sans cesse renouvelé, une saine qualité d’écoute mutuelle favorisant dès lors la survenue d’une expressivité choisie. De fait, ce premier chapitre de l’œuvre mozartienne émeut par sa pertinence expressive, dans une exigence éclairée qui jamais ne le suraccentue. Une salutaire clarté domine l’Andante cantabile, grâce à l’équilibre idéal réalisé entre les pupitres, jouant à la fois de retenue et de lyrisme. La scrupuleuse exactitude de l’intonation est un atout indispensable pour cette partition qui, sur ce point, ne pardonne rien : nos quartettistes y affirme une facilité qui réjouit l’écoute. Ainsi le Menuet, plutôt joueur, est-il interprété avec beaucoup d’esprit, notamment le trio médian, déjà plus Sturm und Drang qu’Aufklärung. Résolument contrasté, dans le respect de l’esthétique du compositeur, toutefois, l’Allegro conclusif se révèle même frétillant, sous ces vaillants archets.

Commandé par l’Elbphilharmonie, la Konzerthaus de Dortmund et l’ECHO (European Concert Hall Organisation), créé le 12 octobre 2021 par le Quatuor Aris à la Philharmonie de Luxembourg, in-side (2020) aborde ce soir le public français. Du cycle Brains de Misato Mochizuki, « basé sur les recherches récentes concernant le fonctionnement du cerveau » (brochure de salle), il est le quatrième épisode – après Brains (Paris, février 2017), Boids (Berkeley, janvier 2019) et Boids again (Osaka, février 2021). « La pièce s’inspire également de l’interprétation de la genèse du monde telle qu’abordée dans les livres anciens japonais, où la première divinité créée une deuxième entité, pensée comme alter ego », poursuit la musicienne ; « c’est à partir de l’harmonie de ces deux êtres que naîtront les nombreux esprits liés à la cosmologie japonaise ».

Lukas Sieber ouvre la cérémonie par une partie de percussion, très différenciée selon le lieu de jeu sur la table d’harmonie du violoncelle. En solo assez longtemps (près de deux minutes sur une page qui en compte six et demie), il accueille une tenue très vibrée du second violon, bientôt développée en double-cordes, relayée à l’alto. Cette section d’une durée similaire au solo liminaire mène à l’entrée stridente du premier violon, sur des glissandos très aigus. Une gelure surprenante vient alors fondre l’action des personnages instrumentaux, l’expressivité quasiment lyrique du second violon se calmant dans le même temps que les cris du premier violon, ce dernier invité lui-aussi à percuter, au moment où le violoncelliste a recours à son archet, jouant sur le chevalet. Le travail très raffiné de Mochizuki [lire nos chroniques d’Ima koko, Écoute, Terres rouges, Intermezzi, Taki no shiraito, L'Heure bleue, Musubi, Etheric Blueprint Trilogy, Quark II, Nigredo, Pas à pas et Intrusions] ne s’encombre ni de pizz’ ni de col legno et se concentre, pour finir, dans un sifflement d’harmoniques prodigieusement flûtistique, « quatre personnalités arrivent à imaginer, à anticiper et même à participer à la réalisation des comportements des autres, par un processus propre au fonctionnement du cerveau nommé sympathie ».

Après l’entracte, retrouvons Franz Schubert à travers son Quatuor en la mineur D.804 n°13 « Rosamunde » (1824) entamé par Aris dans une sinuosité fort soigneusement nuancée, le fugato de l’Allegro ma non troppo osant soudain un appui plus robuste, doloroso, voire révolté. L’éloquence inouïe de cette lecture conjugue judicieusement couleur et densité. Chanson qui souhaiterait aussi peu commencer que finir, l’Andante, berceuse presque dansée, bénéficie d’un abord généreux. Simplement compliqué, comme l’eut pu dire le fameux dramaturge qui scandalisait Vienne il n’y a guère qu’un peu plus de trois décennies, l’évidence de sa conclusion nécessite une sorte d’effacement que seules peuvent gagner les natures non-effacées – paradoxe de l’art… Pour cela, il faut du temps, une longue pratique de l’œuvre, bref, ce chemin dans lequel nos quartettistes sont déjà bien engagés. À la fois dans le chant et dans la danse, le Menuet convie un je-ne-sais-quoi de populaire, une réjouissance faussement naïve s’y glisse, celle d’un printemps aux confins de la cité impériale : ainsi l’auditoire prend-il un verre avec Aris et Schubert dans les collines. Pastiche de danse ancienne, doté d’une ornementation abondamment chantournée, l’Allegro moderato final jouit une élégance sans ampoule. Cela pourrait durer encore sans qu’il ne soit jamais déjà demain…

Très applaudi, le Quatuor Aris offre, en guise de bis, le dernier des Fünf Stücke für Streichquartett composés en 1923 par le Pragois Ervín Šulhov. Avec cette Tarentella follement endiablée, ils s’envolent, littéralement. Encore donne-t-il, pour finir, la pénultième page de ce cycle, Alla tango milonga, d’une manière incroyablement passionnelle qui émeut si l’on songe un instant au destin de ce compositeur qui nous est particulièrement cher [lire nos chroniques de ses quatuors par Aviv, Vogler et Béla, des Sonates pour piano, du Divertissement et des Lieder]. Merci !

BB