Chroniques

par bertrand bolognesi

création française de Gravity de Robert Laidlow
Cinquième Nuit du quatuor à cordes

Nuit du Quatuor / Musée de l’Orangerie, Paris
- 2 octobre 2021
Le Quatuor Atma, venu de Pologne à Paris pour s'exprimer à la Nuit du Quatuor
© samia abderrahman

Passé l’automne 2020 où les activités de concert se tinrent coites, cette rentrée 2021/22 voit leur retour en force. C’est le cas de la Nuit du Quatuor, à l’initiative de ProQuartet. Ainsi, de 19h le samedi à environ 3h30 le dimanche matin, la seconde salle des Nymphéas de Monet, au Musée de l’Orangerie, accueille-t-elle une véritable ronde des quatuors à cordes, puisqu’ils sont neuf à s’y succéder d’heure en heure. Pour notre part, nous arrivons pour le deuxième concert, à 20h, et rendons les armes vers 1h40 le lendemain, après le septième, articulant notre présence d’un breuvage revigorant à 23h – les concerts 2, 3, 4, 6 et 7 sont donc ceux que nous entendons.

Commençons par Ainsi la nuit, le quatuor qu’Henri Dutilleux conçut quelque quatre décennies avant la naissance du Quatuor Elmire qui le donne aujourd’hui [lire notre chronique du 25 juillet 2019]. Rarement, le compositeur aura osé modernité aussi clairement assumée, que l’on goûte au cœur du son dans l’ovale acoustiquement idéal du lieu, à portée de bras des musiciens. La fort belle qualité d’écoute entre les quatre jeunes gens est un atout indéniable dans les sept instantanés de cette œuvre drue. On apprécie particulièrement l’extrême raffinement dévolu au Nocturne II. Conjuguant une influence russe acquise auprès de Rimski-Korsakov au lyrisme exacerbé de son aîné Puccini, l’Émilien Ottorino Respighi signe en 1914 Il tramonto (Le crépuscule), pour son élève la belle Elsa Olivieri-Sangiacomo, mezzo-soprano et compositrice, qu’il épouse quatre ans plus tard. Le poème est d’un romantique anglais amoureux d’Italie, Percy Shelley, disparu de fort romanesque manière dans le golfe de Livourne, en 1822 – on lui doit la tragédie The Cenci qui devait inspirer un opéra à Goldschmidt [lire notre chronique du 18 juillet 2018]. Victoire Bunel [lire notre critique du CD de mélodies françaises] se place au centre des pupitres et tourne sur elle-même afin de projeter sa voix de part et d’autres. Chaleureux et puissant, y compris lorsqu’elle nous tourne le dos, son instrument, par-delà une italianità perfectible, donne le frisson, dans cette interprétation minutieusement nuancée.

Après une lecture du Quatuor en ut majeur Op.59 n°3 (1806) de Beethoven qui n’a guère retenu l’attention, à 21h, nous découvrons les quatre jeunes femmes à constituer l’Echéa Quartet, venu d’Albion. Il est 22h et c’est la première en France de Gravity (2021), quatuor à cordes écrit par Robert Laidlow, jeune compositeur et saxophoniste britannique. À propos de cette pièce en cinq sections, il précise qu’il y tente d’illustrer « la tentative millénaire de compréhension de la chute des objets. Dans le passé, il n’y avait aucune distinction entre phénomènes scientifiques et forces divines. Le troisième mouvement explore le travail de Newton lors de sa quarantaine pendant la Peste de Londres, lorsqu’il élabora sa Loi universelle de la gravitation… ». Après une attaque ivre, presque brutale, Earth and sky développe des finasseries contrastées, par une écriture qui use des effets de la tradition quartettiste sans nostalgie coupable, pour ainsi dire. Les rencontres les plus consonantes s’y trouvent déjouées par une savante marmelade micro-intervallaire. La diaphanéité des harmoniques intrigue dans Spheres, puis donne naissance à une virevolte brève. Universal Law s’enchaîne dans l’aigu du premier violon, sorte de miaulement dubitatif – rappelons que le chat miaule lorsqu’il s’adresse à l’humain, croyant ainsi imiter sa voix ; entre chats, l’on roucoule. Curve se conclut dans un fugato rassurant, bien qu’il soit placé sous la protection d’Einstein et de sa Théorie de la relativité. Défini comme plus petite mesure indivisible de la force gravitationnelle, Graviton, unité hypothétique, contient en soi le rêve d’une connaissance enfin complète du phénomène. Ce cinquième mouvement apparaît tel un souvenir fantomatique menant à une illusion sereine.

L’excellentissime Echéa Quartet – assurément la très bonne surprise de cette Nuit du quatuor – donne ensuite les quinze fragments d’Officium breve in memoriam Andreæ Szervánszky Op.28, troisième contribution de György Kurtág au genre quatuor à cordes, en 1988, et hommage, une dizaine d’années après sa disparition, à son compatriote le compositeur Endre Szervánszky (1911-1977). Pour ce faire, il s’adonnait alors à la citation en réinstrumentant un passage emprunté à la Vonósszerenád du défunt (Sérénade pour cordes, 1947) et en paraphrasant une section de la Kantate II de Webern (1944), opposant ainsi tradition et révolution dodécaphonique, en un temps où le recul permettait d’aborder calmement l’une et l’autre. Faisant se succéder soli, duetti, presque-riens désolés, balançoire morne, le beckettien Kurtág atteint un lyrisme relatif dans le canon à quatre du Molto agitato (VI), disloquant plus sûrement la chanson avortée du Sostenuto, quasi giusto (XII), dans ce minimalisme qui lui est propre d’où sourd, pour finir un thrène doloroso poignant (XV, Larghetto), interrompu si tôt né. L’approche d’Echea est en tout point remarquable.

À minuit, Katarzyna Gluza (premier violon), Paulina Marcisz (second violon), Karalina Orsik (alto) et Edyta Słomska (violoncelle) prennent place [photo] ; leur Quatuor Atma joue l’Op.56 n°2 de Karol Szymanowski (1927) dans une sonorité miraculeusement secrète quant au Moderato dolce e tranquillo où bientôt se révèle un art précieux de la demi-teinte, du sfumato, couleur et brume opérant dès lors avec précision indicible. À l’inverse, la grande énergie du Vivace, scherzando s’avère plus terrienne, prenant assise dans la danse paysanne des Tatras. Après les chromatismes errants du Lento, le troisième chapitre s’engage dans un Moderato fugué duquel les musiciennes rendent tout l’inquiet éclat. Katarzyna Gluza et Paulina Marcisz échangent leur poste pour l’exécution du Quatuor n°3 « Wycinanki » d’Andrzej Panufnik (1990) qui prend sa source dans la coutume polonaise des papiers découpés (wycinanki), au fil de cinq épisodes brefs attachés, en filigrane, à plusieurs régions du pays. L’expressivité de l’Adagio sostenuto constitue l’un des grands moments de cette nuit.

L’on n’en saurait dire autant de la création mondiale qui s’ensuit, revendiquant une esthétique antérieure à tout ce qui fut joué ce soir – même au dernier des Razoumovski, c’est dire… Aussi préfère-t-on n’en point parler du tout et ne garder de ce bel événement que ce qu’il nous parut présenter de meilleur.

BB