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création française de November steps de Tōru Takemitsu
Eivind Gullberg-Jensen dirige l’Orchestre national de Lyon
Comme nous l’avions pressenti avec le menu Du cristal… à la fumée [lire notre chronique du 20 mars 2014], c’est un auditorium plein à craquer – il faut dire que près de sept cent invitations étaient à retirer au protocole ! – que nous retrouvons pour un double programme concertant aux côtés de deux figures incontournables de la musique du XXe siècle : Claude Debussy et Tōru Takemitsu. Si l’association fonctionne sur cette sempiternelle mise en regard sous l’angle du concertant (la problématique est infiniment plus complexe) entre Orient et Occident – Takemitsu fait part dans de nombreuses sources de son attachement et de son intérêt pour la musique française en général et pour celle de Debussy et Ravel, Messiaen et Dutilleux en particulier –, elle a le mérite d’assumer la création française du fameux November steps de 1967, double concerto pour shakuhachi (flûte droite), biwa (luth à quatre cordes joué avec un plectre) et orchestre. Par ailleurs, il est assez pertinent de jouer sur une densification progressive de l’effectif orchestral pour conduire de Toward the sea à La mer de Claude Debussy, en passant par les sonorités si singulières du gagaku.
Takemitsu ouvre les hostilités de cette proposition concertante au travers de Toward the sea II pour flûte alto, harpe et orchestre à cordes (1981) – les solistes sont Emmanuelle Réville et Éléonore Euler-Cabantous. Issue d’un duo originel pour flûte alto et guitare, cette seconde version, qui conduira vers une troisième pour flûte alto et harpe, explore les particularités d’un effectif augmenté tout en gardant à l’esprit (sans recherche de transcription littérale) effets et modes de jeu des instruments traditionnels japonais. Ainsi peut-on deviner ou fantasmer dans certains traitements de flûte en sol (techniques de souffle, variations de doigtés sur la même note) un shakuhachi imaginaire et occidentalisé, pourrait-on dire. Malgré ces quelques référents et une appréhension d’un temps musical lissé qui laisse discrètement entrevoir une pensée du silence, ce concerto s’inscrit clairement dans un héritage occidental où le modèle et la sensibilité du compositeur se joignent dans un étrange ensemble. Réalisé avec sérieux par le duo soliste (malgré une certaine carence en son), cet opus peine à lancer le concert et laisse un peu sur sa faim.
Place à une « nouvelle œuvre » de Claude Debussy, pour clore la première partie : la reconstitution, la recomposition (difficile d’employer d’autres termes) d’une Suite pour violoncelle et orchestre en cinq mouvements. À l’origine de ce passionnant projet de recherche musicologique et compositionnelle, déjà finalisé en 2007 par un concert à Saint Paul dans le Minnesota, la redécouverte d’Intermezzo et Scherzo de 1882, deux pages de jeunesse destinées à une suite. Si elles survécurent au poids des années dans une version violoncelle et piano, nulles traces d’autres mouvements. C’est donc par un travail patient de recherches, sous l’impulsion du violoncelliste Steven Isserlis et de la compositrice Sally Beamish que cette œuvre inédite put voir le jour, complétée par des opus isolés – Rêverie pour piano (1890) fait office de deuxième mouvement, la mélodie Nuit d’étoiles (1880) sert d’Allegretto, la Danse Bohémienne de la même année constitue l’Adagio final – et quelques interludes composés.
De cette proposition, retenons particulièrement le considérable travail nécessaire pour exhumer et mettre en valeur ces pages retrouvées, et l’interprétation fort convaincante qu’en donne Anne Gastinel, pensant en chambriste l’exercice. En revanche, nous restons dubitatif face une écriture orchestrale pas toujours efficace et optimisée. Certes, le modèle et celui d’un jeune Debussy, mais en ces pages se retrouvent les principes d’orchestrations à la Henri Büsser (Petite suite de 1889), proches de travaux des classes d’écriture. Orchestration = trahison ? C’est l’éternelle question, mais en ce cas avouons être plus sensibles à l’approche de Michael Jarrell pour les trois pièces extraites des Douze études pour le piano et dont le travail joue sur l’ambiguïté permanente entre le transcripteur, l’orchestrateur et le compositeur. Il faut croire que Sally Beamish recherche une forme d’authenticité historique qui s’applique également à l’écriture orchestrale.
Nous y voilà. Le début de la seconde partie est marqué par la création française de November steps de Takemitsu. Si l’on serait tenté de croire, à première vue, que cette œuvre mettant en scène deux mondes culturels opposés est uniquement le moyen de régler une forme de conflit intérieur, il faut également noter une série d’oppositions et de confrontations. En effet, ce n’est qu’à de très rares occasions que se croisent et s’entrecroisent les sonorités de l’orchestre occidental et des deux instruments solistes. D’autre part, il est frappant de constater que le compositeur ne cherche pas à amalgamer la discontinuité et la flexibilité du temps musical invoqué par shakuhachi (Kifu Mitsuhashi) et biwa (Kumiko Shuto) dans la continuité du courant sonore de l’orchestre. Du reste, une longue cadence finale de près de dix minutes laisse entièrement la place aux solistes dans un système de cellules aléatoires proches de la conception métrique de la musique japonaise fixée sur la respiration humaine. Déjà acquis à la cause de ce répertoire, nous nous laissons gagner par cet hors-temps, incapables de prendre la moindre note, suspendus aux souffles, sons parasites et percussifs des solistes. Ils sont accompagnés avec intelligence et parcimonie par un orchestre d’une plasticité exemplaire, dirigé par Eivind Gullberg-Jensen [photo].
Chose promise, chose due, le triptyque La mer vient boucler ce second volet BMES de l’Orchestre national de Lyon. Si le son légèrement effacé et tout en contrôle était parfaitement adapté aux exigences de pièces concertantes, il manque légèrement d’opulence et de respiration pour cette ultime pièce. Dans le premier mouvement, le choix de tempi souvent trop lents et la gestion des accelerandos nous gênent. L’articulation est précise, les solistes excellents, mais certains équilibres restent surprenants. Face à des cordes denses et homogènes, les soli de petite harmonie se trouvent parfois au second, voire au troisième plan, dans un effet d’éloignement dommageable. Les mêmes options interprétatives sont retenues dans un dernier mouvement qui manque de relief et de consistance. Conserver les dynamiques extrêmes pour les derniers instants ne les amène cependant pas par la trajectoire et la forme même du passage. Très bon par ailleurs, l’orchestre donne l’impression d’être resté dans le concerto.
De cette soirée, nous conserverons probablement en mémoire une enthousiasmante confrontation live avec une fort belle version de November steps conduite par solistes, chef et orchestre de grande valeur.
NM