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Chroniques
création mondiale d’Infigure d’Augustin Braud
Ensemble Intercontemporain, Les Cris de Paris
Depuis la mi-octobre et jusqu’au 2 avril la Fondation Louis Vuitton présente une vaste rétrospective Mark Rothko qui offre l’avantage de montrer le travail du peintre étasunien depuis les premières toiles figuratives, dont son fameux autoportrait et les scènes urbaines, jusqu’aux dernières séries, abstractions clarteuses comme le vitrail, en passant par les bouquets d’où naîtra un détachement assez rapide de tout sujet représenté pour fouiller un imaginaire de lumières et de couleurs – ces grandes toiles qui sont aujourd’hui ce que le public connaît le mieux de l’artiste. Si visiter à deux reprises cette passionnante exposition n’aurait en rien su rimer pour nous avec les trois concerts et la déambulation proposés là par le musicien électronique germano-britannique Max Richter, le programme joué ce soir par Les Cris de Paris et l’Ensemble Intercontemporain (EIC) nous attire en l’auditorium [lire notre chronique du 15 janvier 2016] du bâtiment dessiné par Frank Gehry et réalisé de 2007 à 2014 à quelques pas du Jardin d'acclimatation – Gehry auquel la rue française de Berlin doit sa Pierre Boulez Saal, inaugurée il y a sept ans [lire nos chroniques des 4 mars et 21 mai 2017]. Et quoi de plus naturel, si l’on peut dire, que de donner ici Rothko Chapel de Morton Feldman, créé dans le lieu même auquel est emprunté le titre (The Rothko Chapel of the Institute of Religious and Human Developments), le 9 avril 1972 ?
Hommage à Rothko, donc, que ce concert où se mêlent des pages chambristes et d’autres pour des effectifs à peine plus développés, des opus instrumentaux et d’autres qui invitent les voix. Parce que le peintre écoutait de la musique en travaillant, comme le rapporte, entre autres, son ami et confrère Robert Motherwell, et que son goût était plutôt porté vers celle du Vieux Monde et de temps assez reculés, avec un goût certain pour Mozart, il revient à l’illustre garnement de Salzbourg d’engager la soirée. Ainsi retrouvons nous Emmanuelle Ophèle (flûte), Philippe Grauvogel (hautbois), John Stulz (alto), Renaud Déjardin (violoncelle) et Valeria Kafelnikov (harpe), tous solistes de l’EIC, dans son quintette de 1791 – l’un de ses derniers opus –, initialement conçu pour Glaßharmonica au lieu de la harpe, constitué d’un Adagio en ut mineur et d’un Rondo en ut majeur (désormais réunis sous nomenclature K.617). Pour l’occasion, Valeria Kafelnikov s’exprime sur un instrument de la fin du XVIIIe siècle, vraisemblablement proche de celui que put jouer l’Autrichienne de Versailles.
À Cologne, le 8 mars 2002, cinq artistes des Neue Vokalsolisten Stuttgart et douze de l’Ensemble Modern (Francfort) donnaient naissance à albescere, écrit en 2001 par Rebecca Saunders [lire nos chroniques de Wound, Stirrings Still, crimson, Unbreathed, Blue, Yes, Fury II, Fletch, Still et Triptychon] – quelques deux cent dix printemps après la mignonne antiquaille. « En 1995, j’ai passé plusieurs mois à composer à New York. Durant cette période, j’ai visité plusieurs musées pour voir les œuvres de Rothko. J’ai observé comment les rectangles de différentes teintes sont suspendus les uns au-dessus des autres comme s’ils flottaient : la profondeur et la tension verticale créées par cette juxtaposition de formes apparemment simples ; leur façon de créer une unité parfaite ; la matière qu’ont les tensions de s’attirer et de se repousser mutuellement », précise la compositrice britannique (née en 1967), affirmant encore « Les trois rectangles sont par essence trois tableaux, un triptyque, et l’espace qui les entoure a une profondeur et une luminosité qui, associées à la juxtaposition des nuances de couleur et de pesanteur, créent une sensualité envoûtante » (brochure de salle).
Poussant le principe de la juxtaposition à l’extrême, albescere débute dans une extrême finesse qui cultive la nudité, quoiqu’une guitare électrique vienne subtilement brouiller les timbres, bientôt colorés par un usage peu idiomatique. De même en va-t-il des cinq solistes vocaux, la partition convoquant des modes d’émission guère canoniques. Cette dernière avance par un geste ample et calme, tel celui qu’impose au regard l’abord du Rothko de la dernière période. Cette apparente suspension est néanmoins truffée d’événements sonores dont fait bien sûr partie le silence, parfois cru, et se tend de plus en plus. Une vigoureuse partie de trombone, virtuose dans l’usage de ces nuances infimes qu’on sait relativement inconfortables, vient quasiment parler la pièce qui impose un parcours leste où se révèlent les timbres dans un renoncement progressif aux masques, pour ainsi dire – vers le blanc, suggère le titre latin –, auquel répond, après un long passage purement instrumental, la survenue d’une vocalité clairement chorale, cette fois. Un arrêt presque brutal sanctionne la fin de l’exécution, tel l’interrupteur sur lequel appuyer pour inviter l’obscurité : plutôt qu’a giorno Rothko peignait toujours à la lumière artificielle, ce geste d’interruption brutale de la lumière (dont témoigna son confrère Barnett Newman après avoir passé un moment avec lui dans son troisième entrepôt-atelier), là visuelle ici sonore, fait sens.
« Ayant à de nombreuses reprises puisé mon inspiration dans le travail d’artistes peintres (Paul Klee, Cy Twombly, Zao Wou-Ki), l’égide de Rothko m’a paru particulièrement pertinente dans le cadre d’une pièce soliste d’un seul tenant où l’instrumentiste s’emploie à habiter l’espace par dilution, raréfaction et brouillages en sfumato » : ainsi Augustin Braud [lire notre récent entretien] introduit-il sa nouvelle œuvre, Infigure pour violon seul, troisième volet d’un triptyque dédié à l’instrument, ouvert par Anach en 2015 et poursuivi par Lignier en 2022. Infigure s’amorce sur une sorte de réminiscence chantonnée où affleure une palilalie fébrile, avec des échos irréguliers dans le suraigu, harmoniques d’une infinie délicatesse bien que s’y dessine un caractère impératif. Jeanne-Marie Conquer le porte aujourd’hui sur les fonts baptismaux.
Lorsqu’on regarde de très près certains flous qui, chez Rothko, font le cadre de la toile dans la toile elle-même – de la toile de la toile, soit son infinitude autodésignée pour finir, si l’on s’exprime en protagoniste beckettien qui la regarderait –, alors l’on voit des fils de couleurs bien plus contrastés qu’il n’y parait de prime abord. C’est cette abondante végétation textile et polychrome, effilochant les limites (de la trame et du poil qui s’y pose : de la corde et du crin), que semble refléter la pièce du jeune compositeur (né en 1994) [lire nos chroniques de Ceux qui restent, TRON et Cornucopia]. De cet extrême gros plan, le regard musical paraît ensuite s’éloigner, devenant progressivement cette imprécision qui du flou fait l’essentiel délimité du tableau. Et la lumière, dès lors, de s’affirmer, étroite et précise.
Geoffroy Jourdain, qui dirigeait l’opus de Saunders, gagne à nouveau le plateau pour coordonner l’ultime moment du concert, à savoir Rothko Chapel de Feldman qui voyage parmi les quatorze toiles placées dans le sanctuaire imaginé par les mécènes Dominique Schlumberger et Jean Menu, baron de Ménil, édifiée à quelques dizaines de mètres du musée abritant leur collection personnelle. Cette chapelle qui n’est dédiée à aucune religion en particulier mais se tourne vers toute spiritualité – et l’art en est une ! –, le peintre ne la connut pas puisqu’après de nombreuses querelles avec ses architectes successifs (Johnson, Barnstone, Aubry), à propos de la diffusion idéale de la lumière, elle fut inaugurée quelques mois après son suicide. En convoquant diverses références funèbres, Feldman réalisait une sorte de requiem qui clôt le concert, magnifié par le jeu de l’altiste John Stulz, toujours à la limite du chant sans s’y complaire jamais.
BB