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Chroniques
création mondiale de Ghost of Christmas de Dai Fujikura
Enrique Mazzola dirige l’Orchestre national d’Île-de-France
Après une pièce de percussion en début de saison, puis un moment chambriste tout récemment, la résidence du compositeur Dai Fujikura à l’Orchestre national d’Île-de-France se poursuit par la création mondiale de Ghost of Christmas, brève page symphonique (deux flûtes avec piccolo, deux hautbois, deux clarinettes, deux bassons, deux cors, deux trompettes, soixante cordes, percussion) commandée par la formation francilienne – en vérité, la première eut lieu le 8 décembre, au Théâtre du Vésinet, le concert d’aujourd’hui est donc une création parisienne. « Ouvrir le concert de Noël n’est pas une circonstance des plus simples ! J’ai beaucoup réfléchi justement à cette situation du prélude et j’ai puisé mon inspiration chez Charles Dickens en relisant son conte A Christmas Carol (1843), explique le musicien (brochure de salle) […] L’apparition du spectre de Marley et cette fameuse nuit fantomatique avec l’intervention des trois esprits agissent comme une prise de conscience sur Scrooge et transforment à jamais le déroulement de sa vie ». Avant de la jouer, Enrique Mazzola exprime sa vision de l’œuvre, « une sorte de haïku – cette forme de poésie très courte qui se concentre sur une émotion, un fait, un instant. Dans la neige, quelqu’un s’est approché d’une maison et regarde par la fenêtre. Une scène sereine s’offre à ses yeux, avec la lumière de l’arbre de Noël et les enfants qui découvrent les cadeaux ».
Le silence se fait, la baguette se lève. Un geste d’invitation des clarinettes, discrètement partagé par les flûtes en flatterzung, commence la pièce, dans une exquise douceur. Les cordes arrivent, d’abord en pédale, puis en dressant un motif répété, comme perdu dans les hauteurs – élévation, suspension, on ne sait pas… La chaleur de la vision survient par la clarté des hautbois. Une section farouche de contrebasses, aussi brève que véhémente, communique son énergie aux quatre cuivres. À peine introduite par un effleurement de xylophone, la chute des flocons se matérialise dans les archets, concluant un début d’emphase des trompettes. En boucle, la neige envahit l’écoute, tandis que le motif initial revient, sous un nouvel aspect, enrichi par la couleur des bassons. Sur un accord tenu surgit alors le grelot du chariot à rennes du Père Noël, auquel la harpe fait écho – à moins qu’il s’agisse de la sonnette hors d’usage sur laquelle s’arrête le regard de Scrooge dans le conte. Avec cette subtilité toute personnelle qui caractérise l’inspiration et l’écriture de Fujikura – à son récent CD notre équipe attribuait ces jours-ci une Anaclase! [lire notre critique de my letter to the world] –, loin de conclure vraiment Ghost of Christmas stimule l’imaginaire de l’auditeur qui fera seul son chemin.
À la clarté délicate ciselée par le chef italien succède une sonorité plus secrète, d’une étonnante épaisseur de tissage, pour engager l’Allegro moderato du Concerto pour violon en ré majeur Op.35 de Piotr Tchaïkovski. À l’écoute du soliste, Mazzola s’avère un complice précieux qui révèle l’élégance de jeu du jeune Stefan Jackiw (trente-deux ans). L’onctuosité tendrement inquiète du tutti contraste avec la lumière incisive du violon. Dans cette lecture, nul héroïsme benêt, non ; le concerto ne se livre pas sans pudeur. Sous l’archet du musicien étatsunien (d’origine germano-coréenne), la cadenza demeure dans une introversion salutaire à laquelle répond la tonicité sans blabla du final. La mélancolie de la Canzonetta bénéficie de nuances infimes où Stefan Jackiw avance une méditation gracieuse, sur un orchestre qui vérifie un pianissimo inouï. Volcanique, l’interprétation du dernier mouvement (Allegro vivacissimo) tournoie dans la danse.
Alors qu’il dirigeait hier soir Le prophète de Meyerbeer à Berlin (quatre heures et demi de musique), le chef assure avec une énergie décuplée ce concert d’après-midi dont le programme n’est ni des plus simples ni particulièrement court [lire notre chronique de la veille]. La seconde partie est entièrement consacrée à Igor Stravinsky. Nous quittons donc la Russie de 1878 pour celle de 1909 et 1911, avec Feux d’artifice Op.4, fantaisie ici donnée dans un flux merveilleux, doté d’une riche générosité lyrique dans le travail des timbres. D’une fermeté souple, cette lecture rigoureusement rythmique ne laisse pas les effets de couleur sur le bas-côté. En 1911, Stravinsky compose Petrouchka pour Diaghilev qui le fait créer par Mikhaïl Fokine à la tête de ses Ballets Russes au printemps, à Paris ; Pierre Monteux est au pupitre. Après en avoir tiré Trois mouvements de Petrouchka (1921) pour piano seul – une œuvre redoutable de difficulté –, il construit en 1947 une suite de concert en quatre tableaux. Nous en entendons une version vigoureusement dessinée, tant par l’élan des ensembles que par des traits soigneusement servis. Enrique Mazzola impose une expressivité devenue hors du commun dans ce répertoire, ne perdant jamais de vue son initiale destination scénique. De fait, il donne le final du ballet intégral en bis. Bravo !
BB