Chroniques

par bertrand bolognesi

création mondiale de Sakura de Toshio Hosokawa
œuvres de Berthold Goldschmidt, Arnold Schönberg et Franz Schreker

Maximilian Schmitt, Bamberger Sinfoniker, Ingo Metzmacher
facebook / Konzerthalle, Bamberg
- 16 avril 2021
Ingo Metzmacher et les Bamberger Sinfoniker dans un menu "entartete Musik"
© claudia hohne

Arrivera-t-il un jour où le concert à nouveau sera public ? Question brûlante, en ces mois où les autorités politiques ne valident plus la musique en vrai et où les artistes ne s’expriment que sur la toile ou au disque… Ce soir, les Bamberger Sinfoniker accueillent la caméra qui leur permettra d’être entendus et vus à travers le monde. L’avantage d’une audience plus vaste compense-t-elle la présence des mélomanes dans la salle ? Le confort de ces derniers, blottis chez eux dans un salon douillet, vaut-il qu’ils soient privés de concert ? Autant de sujets que nous n’imaginions guère il y a treize mois. Qu’on se rassure : métros et trains sont bondés, les supermarchés aussi : tout va pour le mieux avec un virus doté d’un libre arbitre (il en a de la chance !), un virus un peu snob qui ne voyage qu’en taxi et jamais ne fait lui-même ses achats alimentaires– c’est bien pour cela qu’il va au restaurant, d’ailleurs…

Toute ironie abandonnée, c’est un plaisir de retrouver Ingo Metzmacher à la tête de la formation bavaroise, grâce à ce direct depuis la Konzerthalle, filmé en toute simplicité via une seule caméra en plan fixe. Le programme sort des sentiers battus, avec quatre opus conçus entre 1916 et notre aujourd’hui, dont une création. Pour commencer, Begleitmusik zu einer Lichtspielszene Op.29 d’Arnold Schönberg, donné dans une densité soutenant le contraste, où précision et expressivité font merveille. Dans le tissu orchestral, le chef révèle les moindres raffinements ornementaux de cette œuvre âpre, à la faveur d’une étonnante clarté des cordes. Le dépouillement progressif mène vers l’énigme finale.

Entre 1952 et 1957, Berthold Goldschmidt, installé en Angleterre depuis une vingtaine d’années, écrit Mediterranean Songs pour voix élevée et orchestre. Le recueil, qui marque une crise puissante dans le parcours du musicien puisqu’il ne composera plus rien avant les années quatre-vingt, est créé à New York le 20 mai 1959, par le soprano Patricia Neway et l’Austro-étasunien Carl Bamberger à la tête du Mannes Orchestra. Disponible sur CD – par John Mark Ainsley et Gewandhausorchester de Leipzig sous la battue de Lothar Zagrosek (dans la série Entartete Musik, Decca, 1994) –, les Mediterranean Songs font partie de ces pages qu’on ne joue presque jamais. Le ténor Maximilian Schmitt [lire nos chroniques du 15 avril 2011, du 19 avril 2014 et du 6 novembre 2014] livre une interprétation infiniment sensible de ces miniatures dont convainc le lyrisme postmahlérien de Lines written in an album at Malta (George Byron). D’une vaillance héroïque dans The Centaurs (James Stephens), à l’instar des cuivres, en grande forme, le chanteur ménage une extrême douceur à l’élégiaque Nemea (Lawrence Durrell). À l’accompagnement plus sensuel d’Oliver Trees (Bernard Spencer), conclu dans une emphase dramatique qui rappelle Goldschmidt compositeur d’opéra [lire notre chronique de Beatrice Cenci], succède le balancement idyllique et flatteur de The Old Ships (James Elroy Fleckers), ballade à mi-chemin entre Britten et Mahler, avec son refrain rythmique tendu et son ultime couplet esquissé en coda. Maximilian Schmitt affirme un art de la nuance éprouvé et une souplesse vocale séduisante, au rendez-vous de l’amer Lied d’après Percy Bysshe Shelley, Stanzas written in dejection near Neaples, ample crescendo explosant dans un dru climax.

Nous restons ensuite dans le domaine de l’entartete Musik avec Franz Schreker et sa Kammersinfonie de 1916, dont la première eut lieu à Vienne au printemps 1917. L’exquise tendresse du Langsam initial bénéficie d’une approche raffinée, propre à mettre en valeur la secrète moire du compositeur, typique de cette manière bien à lui de conjuguer les timbres. La lecture de Metzmacher (qui a d’ailleurs enregistré l’intégrale des symphonie d’Hartmann avec cet orchestre, en 1999) lui confère une couleur claire, presque debussyste, où l’Allegro vient faire danser son impalpable carillon – on pense forcément à Der ferne Klang [lire nos chroniques du 19 avril 2019 et du 6 avril 2020] et Die Gezeichneten [lire nos chroniques du 18 avril 2004, du 4 août 2005, du 27 avril 2013, du 17 mars 2015 et du 7 juillet 2017]. Un soin amoureux de chaque détail caractérise le subtil Adagio qui, par la vigueur expressive, prend bientôt ses atours d’épopée. Le souvenir de Mahler se fait entendre dans le facétieux Scherzo dont la danse ancienne est rehaussée par des scintillements diamantés, décidément schrekérien (harpe, célesta, piano), bien qu’hérités de Strauss (Der Rosenkavalier a six ans à peine, et Die Frau ohne Schatten naîtrait deux hiver plus tard). Après l’urgence flamboyante de Ziemlich bewegt, ponctuée par un trait de hautbois solo fort bien tenu par Andreï Godik, le motif liminaire revient une dernière fois, ultime Langsam lyrique à s’éteindre dans une paix recouvrée.

Les Bamberger Sinfoniker ont commandé à plusieurs compositeurs des Encore dont ils assurent la création mondiale. Ce soir, c’est le tour de Sakura de Toshio Hosokawa de sonner. Ouverte dans un mystère pianississimo, feutré, la pièce, dont l’intensité gagne un effectif nettement plus développé, s’enfle tel un thrène assez prenant. En avril fleurissent les cerisiers du Japon (Sakura), symboles du printemps mais encore de l’éphémère. Lorsque le tutti se tait, la flûte, seule, parle encore un peu. La discrète finesse de ce bref moment musical rend parfaitement compte de la personnalité artistique du compositeur [lire nos chroniques d’Hanjo, Matsukaze, The raven, Aeolus–Re-turning III, Stilles Meer, Futari Shizuka, the maiden from the sea, In der Tiefe, Erdbeben, Träume, Cloudscape, Singing Garden et Regentanz]. Si l’on dit souvent la vie éphémère, ou la jeunesse ou la beauté, les circonstances sanitaires invitent à espérer éphémère l’adversité actuelle et à croire plus que jamais en la beauté.

BB