Recherche
Chroniques
création mondiale de Soir de bataille de Jacques de La Presle
Pierre Dumoussaud dirige l’Orchestre Symphonique de l’Opéra de Toulon
Outre le Requiem de Mozart et l’Inachevée de Schubert, donnés les 9 et 11 novembre, l’Opéra de Toulon commémore le centenaire de l'Armistice avec ce programme tant exigeant que passionnant, qui fait découvrir à plus d’un mélomane des pages oubliées. Six compositeurs à l’affiche, dont Ravel est la figure de proue, avec, en seconde ligne, Bridge et Cras, quant aux musiciens les moins méconnus. Outre deux opus des plus rares Farrar et Kelly, nous entendrons Soir de bataille, une œuvre de La Presle jouée dans une orchestration toute récente.
De Jean Cras (1879-1932) [lire nos chroniques de ses Trio n°2, Quintette pour flûte, harpe, violon, alto et violoncelle ou piano et quatuor à cordes, Mélodies avec orchestre et Quattro danze], major général de l'arsenal militaire du port de Brest – ce n’est pas indifférent lorsqu’on se trouve à quelques pas de l’arsenal de Toulon, première base navale de défense française –, nous abordons Âmes d’enfants, un triptyque symphonique conçu au printemps 1918, durant les batailles maritimes de l’Adriatique. Le protégé de Duparc, avec lequel il échange une grande correspondance [lire notre chronique de l’ouvrage], dédie ces mouvements à ses filles (Isaure, Colette et Monique) et réalise, un peu plus tard, une transcription pianistique pour leurs six petites mains. Sous la direction du jeune Pierre Dumoussaud, les cordes ouvrent Pures dans une douceur ineffable que rehausse, discrètement mais sûrement, la harpe de Vassilia Briano. La souplesse de l’inflexion s’illustre mieux encore dans Naïves dont séduisent la saine fluidité et la fraîcheur lumineuse. Mystérieuses est assurément le plus debussyste des trois épisodes, dans l’optimisme duquel se glissent chanson triste et danse pastorale, enfin une variation à peine déguisée de Frère Jacques. Si les cuivres ont quelques efforts à fournir encore, l’Orchestre Symphonique de l’Opéra de Toulon affirme, en général, un progrès certain.
Contrairement à son contemporain breton qui satisfit ses passions pour celle-ci et pour la mer, l’Anglais Frank Bridge (1879-1932), né la même année, s’est entièrement voué à la musique [lire nos chroniques que The Sea, Sextuor, Three Idylls et Quatuor n°3]. Professeur fort apprécié à Londres (Royal College of Music), Bridge tient son poste durant le conflit mondiale. Comme la majeure partie de l’opinion publique, il est profondément choqué en apprenant le torpillage d’un paquebot civil britannique par un sous-marin allemand. Le Lusitania coule le 7 mai 1915, à environ sept kilomètres de la pointe sud-est de la côte irlandaise. Bien que vaisseau de plaisance, il semblerait qu’il ait été réquisitionné pour régulièrement affréter des munitions des États-Unis pour l’armée britannique, raison pour laquelle le sous-marin ne l’a point épargné. Sans qu’on n’ait jamais eu de preuve du rôle de transporteur masqué du Lusitania, ni de l’innocence avérée de ses traversées, les journaux nord-américain, anglais et français affirmèrent la seconde version des faits, faisant des plus de mille morts (pour six cents survivants) les victimes de la barbarie de l’ennemi plutôt que celles de l’imprudence des décisionnaires britanniques. Parmi les noyés, l’on compte beaucoup d’enfants, parmi lesquels Catherine, neuf ans, jeune amie à laquelle Bridge dédie Lament for strings, en juin. Ce bref Adagio (con molto espressione) recueilli, tout en demi-teinte, va droit au cœur.
En pleine bataille des Dardanelles, Frederick Septimus Kelly (1881-1916) signe, le 27 juin 1915 à Cap Helles, une Elegy in memoriam Rupert Brooke. Le compositeur et athlète australien d’origine irlandaise, dont nous présentions récemment la fort belle Sonate en sol majeur Op.3 [lire notre critique du CD], est entré à l’Eton College à l’âge de douze ans. Grâce à sa nature sympathique, il est de ces étrangers qui s’intègrent immédiatement. Lors d’un bref séjour à Paris, il suit les cours de Marmontel qui oriente sa fine sensibilité de pianiste vers Chopin, avec succès. De retour en Albion, celui que ses camarades surnomment Sep’ devient vite un célèbre rameur qu’on connaîtra un peu plus tard comme champion olympique d’aviron. Définitivement déstabilisé par la disparition de son père, en 1901, puis de sa mère l’année suivante, le jeune homme compose des mélodies que caractérise une profonde mélancolie. Il passe ensuite par l’Hochschule für Musik de Francfort où parfaire son art. Lorsque la guerre éclate, il s’engage dans la division de la Royal Navy en partance pour Gallipoli. Le journal intime de Kelly confirme que, pendant la traversée, s’intensifie son amitié avec le poète Rupert Brooke (1887-1915), bien connu pour ses vers pacifistes et sa beauté dont William Butler Yeats s’était fait le chantre.
Suite à une piqure d’insecte qui s’est infectée, Brooke meurt sur le bateau, le 22 avril 1915. Il est inhumé le lendemain à Skyros, une île de la mer Égée. « Un olivier se penche sur la tombe comme pour la protéger du soleil et de la pluie… ». Un mois plus tard, Kelly [photo] écrit : « depuis la mort de Rupert, je compose une élégie pour orchestre à cordes qui puise dans l’environnement de sa tombe et les circonstances de sa mort ». Évacué à Alexandrie pour soigner une blessure, il y signe cette page musicale bouleversante dédiée à la mémoire de son ami, « …tellement liée à Rupert et à son enterrement que je me sens simple chroniqueur plutôt que compositeur ». Ayant survécu au pire dont il sort décoré, Sep’ rentre à Londres en 1916, mais pour quelques mois seulement : en octobre, il est rappelé en France, à Beaumont-Hamel, contrée ravagée depuis les affrontements de l’été, encore jonchée de cadavres à l’automne. Le 13 novembre, c’est la bataille de l’Ancre : à trente-cinq ans, Frederick Septimus Kelly est tué [lire nos chroniques de Shall I compare thee et Lento lamentoso]. Sa dépouille repose au cimetière militaire britannique de Martinsart (Somme). L’écriture modale de l’Elegy suggère un recueillement serein, prière pudique en bruissement de feuilles où s’élève le chant du violon de Laurence Monti.
Organiste et compositeur, le Londonien Ernest Farrar (1885-1918) est plus jeune encore lorsqu’il tombe à la bataille d’Épehy (Somme), le 18 septembre 1918. Dédié aux soldats, son Heroic Elegy conjugue un ton martial à l’Agincourt Hymn du XVe siècle – « Deo gratias Anglia redde pro victoria! » –, dans une aura clairement wagnérienne où les cuivres de la phalange toulonnaise redorent efficacement leur blason. Au rayon des presque inconnus, Jacques de La Presle (1888-1969) a toute sa place [lire nos chroniques de Le cri de guerre, Ô Morts et Petite berceuse]. Cet organiste versaillais vit ses études interrompues par la déclaration de guerre. Parti au front comme brancardier, il lui fallut charrier blessés et cadavres. À la fin de l’été 1915 il commence d’esquisser un poème symphonique, Soir de bataille, dont il ajournera toute sa vie l’achèvement. C’est à Samuel Campet, tout juste diplômé du CNSMD (Paris), que l’on doit l’orchestration complète de cette œuvre mélodramatique et trop durement martiale, donnée ce soir en première mondiale. En conclusion, Pierre Dumoussaud et l’Orchestre Symphonique de l’Opéra de Toulon interprètent Le tombeau de Couperin de Maurice Ravel, chauffeur en Meuse de l’ambulance 13 qu'il appelle Adelaïde. C’est dans l’écho d’une pluie diluvienne que nous retrouvons les quatre fameux mouvements, le phrasé raffiné du Prélude, l’élégante Forlane et, après un Menuet tendre, le pétillant Rigaudon qui fait reculer les souvenirs du champ de bataille – on songe alors au très beau livre de Michel Bernard, Les forêts de Ravel (La Table Ronde, 2015).
Bonne nouvelle : cette excellente initiative de l’Opéra de Toulon donnera naissance, dans quelques mois, à un CD de la collection Les musiciens et la Grande Guerre, aux Éditions Hortus, dont nos colonnes ont souvent parlé [en sus des références évoquées au fil de cet article, lire nos critiques des tomes II, X, XI et XIV].
BB