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Chroniques
création mondiale de Vista de Kaija Saariaho
Susanna Mälkki dirige l’Helsingin kaupunginorkesteri
À quelques jours de la réouverture très attendue des théâtres et des salles de concert, c’est encore via la retransmission sur la toile que l’on peut assister à ce concert, en direct du Musiikkitalo d’Helsinki. Sans doute sommes-nous tous tentés de croire enfin sur le point de s’achever cette période, longue de près de sept mois, durant laquelle la culture vivante ne fut plus accessible au public. De même pensions-nous naïvement loin derrière nous le silence qui, de la mi-mars à l’été de l’an dernier, avait marqué la vie musicale, lorsqu’en août nous parcourions, pleins d’espoir, la route des festivals. Mais le 19 mai 2021 pourrait bien n’être que le début d’une nouvelle trêve en attendant l’attaque d’un prochain variant ou celles d’hasardeux vaccins – un entre-deux-guerres, pour faire plaisir à notre roi des abus langagiers. Écouter et regarder la présente diffusion comme l’on chausse des bottes de sept lieues garantit contre l’amertume.
Artiste en résidence de l’Helsingin kaupunginorkesteri (Orchestre Philharmonique d’Helsinki) pour la saison 2020/21, Kirill Gerstein s’installe au clavier, tandis que Susanna Mälkki gagne l’estrade. Face à elle, les pupitres de la phalange finlandaise sont significativement égaillés sur le plateau de la Maison de la musique. Contre mauvaise fortune bon cœur : si les musiciens perdent en la circonstance les facilités habituelles de cohésion, ils y gagnent quelque espace, à l’instar de l’auditeur qui, privé de tout effet de masse, bénéficie d’une définition hyper-précise de chaque timbre. Le coup d’envoi de l’Allegro affettuoso du Concerto en la mineur Op.54 de Robert Schumann jouit d’une tonicité qu’on pourrait dire exorbitante, sous la baguette de Mälkki. À cet enthousiasme confirmé tout au long du mouvement répond la tendresse du piano, le soliste soignant sa sonorité d’un généreux velours. Le grand déploiement d’énergie est à son comble. Après un Intermezzo assez exagérément emphatique quant au piano, dont l’Andantino grazioso ne trouve guère avantage dans un rubato très appuyé, ce qui ne ternit point la douceur inouïe de la frappe, l’Allegro vivace est livré dans une élégance rare.
Nous retrouvons Kirill Gerstein [lire notre chronique du 1er juin 2017] en solo, avec cinq pages de guerre de Claude Debussy (l’une fut conçue en 1917 et les quatre autres en 1915). Le moelleux indicible du jeu fait merveille dans Pièce pour Le Vêtement du blessé, une émouvante délicatesse est à l’œuvre dans Berceuse héroïque, « hommage à S. M. le Roi Albert de Belgique et à ses Soldats », annonce la partition ; le chemin de nuances est splendide. Au miroitement de couleurs de Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon (1917) succèdent Élégie, consolatrice comme un baume, et l’Étude retrouvée, première version de Pour les arpèges composés, la onzième des Études ; un semi-brouillard fort savant nimbe sa bluffante fluidité.
Deux hautbois ouvrent Vista de Kaija Saariaho, composé en 2019 pour honorer une commande conjointe des Berliner Philharmoniker, de l’Oslo Filharmonien, du Los Angeles Philharmonic et de l’Helsingin kaupunginorkesteri qui le crée aujourd’hui, en présence de l’auteure. L’un s’obstine sur une hauteur fixe et tenue, comme un bourdon, tandis que son confrère livre un mélisme volubile. Tout en se complexifiant, ce principe contamine bientôt les flûtes puis les cordes, relais qui va s’épaississant jusqu’à donner naissance à une section très différente, infiltrée d’un lyrisme un peu rude. D’insaisissables tourneries conduisent au troisième passage, brillant et tendu, suivi d’un quatrième plus rythmique. Quoi qu’il advienne du tissu instrumental, Horizons demeure dans son modèle initial où des phrases s’échappent d’un socle inexorable. Alors qu’elle venait d’achever Innocence, son nouvel opéra, que le Festival d’Aix-en-Provence mettra au monde cet été, la compositrice [lire notre entretien de 2012] imagine cet opus orchestral en voiture, sur une route de la côte ouest des États-Unis. Les panneaux de signalisation indiquent des points de vue pittoresques par le terme Vista. Un second mouvement survient, initialisé par un coup après lequel se déchaîne une sorte de toccata brutalement contrastée qui se dilue dans les appels des trompettes. Peu à peu, Targets s’apaise jusqu’à prendre congé via le trait de hautbois en survol d’un tutti magmatique. Cette première est subtilement servie par un orchestre de belle tenue et par l’expressivité claire et puissance de Susanna Mälkki [lire notre récente critique de son CD Le château de Barbe-Bleue].
BB