Chroniques

par bertrand bolognesi

créations de José Miguel Fernández, David Fulmer et Josh Levine
concerts du harpiste Parker Ramsay et de l’ensemble Court-circuit

ManiFeste / Espace de projection, Ircam
- 17 juin 2023
Fort beau concert de l'ensemble Court-circuit à l'IRCAM (ManiFeste 2023)
© gary gorizian

Ce sont trois créations mondiales que nous découvrons ce soir, avec ces deux rendez-vous à l’espace de projection de l’Ircam, dans le cadre de l’édition 2023 de ManiFeste, son festival d’équinoxe (du 7 juin au 1er juillet). Tout d’abord à 19h, en compagnie de Parker Ramsay et de deux membres de l’équipe maison.

Après avoir ouvert son récital par Offrande que Michael Jarrell (né en 1958) extrait et développe en 2001 à partir de la cadence de Conversations, opus concertant de 1988, le harpiste étasunien (également organiste) s’engage dans immaculate sigh of stars, une page que David Fulmer (né en 1981) lui dédie en 2022 et à laquelle il donne aujourd’hui le jour. « J’ai cherché une surface musicale qui mue souvent, jalonnée de changements inopinés de tempo, de registre et de timbre », confie le compositeur ; « les champs temporels articulent des matériaux contrastés, créant un tissu rythmique varié dont certaines phrases sont très brèves quand d’autres peuvent se prolonger par répétition pour tisser des structures plus conséquentes » (brochure de salle). On rencontre ici nombre de poncifs de l’instrument, qui lassent bien avant qu’ait fini de s’écouler la petite dizaine de trop longues minutes de l’œuvre.

Survient alors le plat de résistance : il s’appelle Anyway et fut composé entre 2019 et 2023 par l’Orégonais Josh Levine (né en 1959). Il convoque la grande harpe et l’électronique en temps réel. La réalisation informatique musicale a été confiée à João Svidzinski (compositeur et chercheur) et l’ingénieur du son Clément Marie assume la diffusion. « Cette pièce […] est dédiée à la mémoire de mon père. Le fil rouge […] est le poème éponyme, Anyway, que j’ai commencé à écrire dans les derniers jours de sa vie et fini peu après son décès. La pièce s’inspire du genre du tombeau qui trouve son origine dans la musique française du XVIIe siècle », précise l’auteur. La surprise investit l’écoute : un soupir d’étonnement, voire de peur, commence Anyway avant même les sons harpistiques ou ceux des haut-parleurs, comme cette pluie drue ponctuant régulièrement les trente-cinq minutes d’une exécution touffue qui alterne séquences électroniques, séquences acoustiques et séquences mixtes.

À 21h, nous retrouvons les musiciens de l’ensemble Court-circuit [lire nos chroniques des 22 novembre, 10 mars et 7 février 2022, du 21 novembre 2020, du 19 novembre 2019, du 5 mars 2018 et du 11 mai 2017, pour s’en tenir aux plus récentes]. À commencer par l’excellente flûtiste Anne Cartel [photo] – passionnée par le répertoire contemporain et la création, elle s’exprime avec Court-circuit, La Grande Fabrique et Variances [lire notre chronique de Gargoyles] – qui livre une interprétation remarquable d’Embedding Tangles, composé en 2013 par Lara Morciano (née en 1968) qui le dédiait alors à Mario Caroli, créateur de Tangle en 2003 [lire nos chroniques des 14 janvier, 15 mai, 17 juin et 27 septembre 2005, du 9 juin 2006, des 22 mars et 7 juillet 2009, du 24 septembre 2013 et du 27 octobre 2019, ainsi que nos recensions des CD Jolivet, Mendelssohn, Sciarrino et Rotaru, puis notre entretien de mai 2005]. « Tangle signifie enchevêtrer », explique la compositrice italienne [photo] ; « quant au terme Embedding […], il évoque l’idée d’un contenant, d’un encastrement des concepts liés (des tangles), d’un encadrement. […] La recherche sur la différenciation et l’homogénéité dans les processus de dérivation timbrale mène le parcours musical de la pièce, à travers l’alternance des différents espaces sonores. […] Les composantes percussives, soufflées, bruitées, inharmoniques et/ou polyphoniques du jeu de flûte développent un parcours menant à la prolifération de matériaux similaires dans l’électronique, à l’aide de différents types de processus granulaires et de descripteurs timbraux ». Nous abordons une douzaine de minutes sur le souffle et des échos distordants plus ou moins identifiables, au fil d’un parcours énergique, voire musclé, qui sollicite grandement la soliste dont tout est en œuvre (sons de langue, des doigts, etc.). Embedding Tangles est formidablement vivant, comme il se dit d’un organisme lors d’une observation biologique, et d’une fascinante richesse inventive, parcourue de rebonds féconds. Un an après Nei rami chiari [lire notre chronique du 15 juin 2022], il invite à poursuivre activement l’investigation de la facture souvent ardente de Lara Morciano [lire nos chroniques de Nel cielo appena arato, Raggi di stringhe et Philiris, ainsi que notre entretien de janvier 2009].

Après un premier hommage à Luciano Berio à travers son Laborintus II, la semaine dernière [lire notre chronique du 8 juin 2023], ManiFeste s’accorde une halte de haut-parleurs avec Omaggio a Joyce (1958) pour bande magnétique, que l’on prend beaucoup de plaisir à entendre dans de belles conditions sonores. Passé Fiori di sangue e rugiada, quatorze pages de journal intime pour mezzo-soprano, violon, violoncelle et électronique de Matteo Gualandi (né en 1995) dont Stéphanie Guérin, Alexandra Greffin-Klein et Clotilde Lacroix jouent neuf mouvements, Court-circuit et son chef Jean Deroyer créent Sources rayonnantes pour ensemble spatialisé de douze instruments et électronique immersive (ambisonique) en temps réel de José Miguel Fernández (né en 1973) – le compositeur chilien, également chercheur, et Serge Lemouton se sont chargés de la réalisation informatique musicale. Les musiciens se placent sur les côtés et à l’arrière du bloc-public qu’ils encerclent donc ; face à ce dernier (sur scène, donc), l’alto à la touche gauche et le basson à la droite, avec le chef au centre, une armada de haut-parleurs délimitant le ciel du concert.

« Sources rayonnantes est un hommage aux peuples originaires d’Amérique du Sud, à leurs traditions ancestrales, à leurs cosmologies et leurs rapports à l’environnement, ainsi qu’aux hommes et femmes médecins qui, des millénaires durant, ont soigné les habitants de leurs tributs accompagnés de leurs chants et de leurs musiques », expose José Miguel Fernández. « Les deux parties, instrumentale et électronique, sont écrites en relation directe avec l’espace de projection, dans une sorte d’orchestration de l’espace : l’électronique immersive et le système de diffusion ambisonique […] augmentent et éclatent l’espace sonore. […] Les deux parties […] sont interdépendantes et en peuvent exister séparément ». Par un dispositif de capteurs et un travail en amont sur le geste, le tempo décidé par le chef définit « la vitesse d’exécution des événements électroniques ». Naissant dans des vibrations à peine affirmées progressivement étoffées, Sources rayonnantes se révèle bientôt dru, déchaînant une intensité prodigieusement stimulante, et même positivement invasive, jusqu’à une phase d’éloignement qui donne à penser à une extinction ; il n’en est rien : densifiés, les échanges reprennent de plus belle, dans une dynamique renouvelée, qu’interrompt un nouveau bruissement, apparenté aux premiers pas entendus vingt-sept minutes auparavant. Cette foisonnante plongée dans une géographie enveloppante laisse pantois.

BB