Chroniques

par arvid oxenstierna

créations de Kei Daigo, Dai Fujikura et Misato Mochizuki
The northern camellia – Glorious clouds – Nigredo

Peter Eötvös dirige le WDR Sinfonieorchester Köln
Musik der Zeit / Philharmonie, Cologne
- 2 novembre 2018
Création de "Glorious clouds" de Dai Fujikura par Péter Eötvös à Cologne
© ai ueda

Après une soirée de rituel donnée par Les Percussions de Strasbourg, avec des œuvres d’Hosokawa, Kishino, Taïra et Takemitsu, Musik der Zeit se poursuit à Cologne [lire notre chronique de la veille]. Un second concert japonais, intitulé Ongaku (musique), a lieu à la Philharmonie où le Westdeutscher Rundfunk Sinfonieorchester Köln est placé sous la direction d’une figure majeure de la scène contemporaine, le compositeur hongrois Péter Eötvös.

Nous assistons à la création mondiale de The northern camellia (Gradation of sounding amity n°2) de Kei Daigo (commande du WDR). Né en 1979, le musicien fit ses études à Tokyo ; son travail a été salué par le Prix Takemitsu. Symboliquement, le tsubaki est lié à la mort et à l’impermanence : la fleur du camélia s’ouvre durant l’hiver, fane juste avant le redoux et dépose ses pétales rouges sur la neige. Il y a aussi une référence à l’ethnologue Kunio Yanagita (1875-1962) et à l’un de ses livres, Kitaguni no Haru (Le camélia du nord) : « Les gens du sud qui s’installèrent dans le nord du Japon y ont importé le camélia. Grâce à lui et aux coutumes qui lui sont associées, ils créèrent leur propre printemps », explique Daigo (brochure de salle), qui a construit sa pièce à partir du noyau de la musique traditionnelle de son pays, constitué de quatre gammes (le pentatone miyako bushi, l’heptatonique chinois ritsu, le tétracorde minyô onkaiy très élaboré et le tétracorde ryûkyû, plus simple). Il les utilise de deux façons : en motif isolé de l’ensemble ou, au contraire, formé par l’ensemble. Hautbois et violons débutent un chatoiement sonore aérien mis en relief par des échelles au piano. L’écriture comprend des passages contemplatifs et intimistes. Une fraîcheur singulière caractérise l’usage des timbres, que le chef révèle par sa très grande clarté d’approche. The northern camellia est conclu par un final tonique et répétitif.

Le principe de ces concerts est l’alternance de créations et de classiques d’aujourd’hui. Dans cette catégorie entre Aki (Automne) de Tōru Takemitsu (1930-1996). Écrite pour biwa, shakuhachi et orchestre, cette pièce de 1973 mêle deux solistes sur instruments traditionnels japonais à un tutti occidental (environ soixante-dix musiciens). La propagande du régime fasciste en place pendant la guerre s’était tellement arméede musique traditionnelle que les jeunes compositeurs de l’avant-garde se tournèrent vers l’Occident. Aki est marqué par la réconciliation de Takemitsu avec la culture ancestrale, une réconciliation amorcée au milieu des années soixante. Ce double concerto exploite un motif qui superpose une seconde mineure et une quinte diminuée. Akiko Kubota (biwa) et Kaoru Kakizakai (shakuhachi) apportent une touche méditative à l’interprétation délicate et inspirée d’Eötvös, dont fut applaudi quelques jours plus tôt Alle vittime senza nome qu’il dirigeait lui-même au pupitre de l’Orchestre de Paris [lire notre chronique du 24 octobre 2018].

Durant une vingtaine de minutes, l’orchestre peut se reposer, le temps de deux opus pour percussion, joués par Isao Nakamura. D’abord Uri (2017) de Dai Fujikura (né en 1977), en première allemande, qui étonne beaucoup par son instrumentarium réduit et la grande variété d’expression qui en sort, presque toujours à mains nues. Ensuite Sen VI de Toshio Hosokawa (1993), dont intrigue l’intégration du silence comme élément fort, les différents pianissimi et de rares interventions vocales. « Ici, le mot Sen, qui signifie généralement ligne, fait référence aux coups de pinceau dans la calligraphie orientale et dans les lavis d’encre de Chine […] Les coups de pinceau sont fortifiés par l’espace laissé derrière eux », déclare Hosokawa (même source). « Cet espace vide suggère un monde qu’on ne peut pas peindre, qu’on ne peut pas voir […], un monde d’irréalité, de rêves, d’inconscient […], refuge d’énergie naturelle où se cache notre potentiel le plus profond ».

Péter Eötvös reprend les rênes, pour la création de la version révisée de Nigredo (2009/2018) de Misato Mochizuki (né en 1969). Nigredo est le terme choisi par le psychanalyste Carl Gustav Jung (1875-1961) pour parler du fond de l’abîme, l’état de désespoir total. Si vous n’en mourez pas, il devient la base de votre nouveau développement, vers l’albedo, que plus tard les psychologues ont appelé résilience. La compositrice s’est penchée sur l’état mental de Robert Schumann qui, le désastre sur le point d’arriver, entreprit plusieurs actions vers un avenir meilleur et accueillit Brahms dans sa famille. « L'hiver dernier, j'ai passé deux semaines dans les montagnes suisses et autrichiennes. Les Alpes étaient recouvertes de neige. Tout était blanc. Il y avait cependant beaucoup de lacs sous la neige. Sous la couche de glace à la surface des lacs, diverses créatures continuent de vivre. Des activités sous-marines actives, invisibles et silencieuses, se cachent sous la conscience de l'ego, une existence inconsciente qui, en ayant l'air de dormir, est plus active, en réalité », dit-elle (même source). Les strates complexes de Nigredo fascinent par la subtilité de leurs interactions, confirmant le riche imaginaire et la maîtrise de Mochizuki, ainsi que l’excellence des musiciens du WDR Sinfonieorchester Köln [lire nos chroniques de Terres rouges, Ima koko, Musubi, Etheric Blueprint Trilogy, Pas à pas, Taki no shiraito et Quark II, ainsi que notre grand entretien du 28 mai 2007].

Né en 1977 à Osaka, Dai Fujikura grandit en Angleterre. Il fut élève de George Benjamin. Au cours des dix dernières années, il prend une place de plus en plus importante, avec une production abondante et régulière [lire nos chroniques d’Abandonned time, …as I am…, Secret forest, Okeanos, Calling, Flare, Time unlocked, Ampere, Solaris, Ghost of Christmas, My letter to the world, Concerto pour violoncelle et Der Goldkäfer]. Commande associée de l’Orchestre Philharmonique de Nagoya (Nagoya Firuhāmonī Kōkyō Gakudan) et du WDR, Glorious Clouds pour orchestre (2016-17) est dévoilé en création mondiale. Pendant près d’un an, le compositeur a travaillé à cette œuvre inspirée par ses lectures à propos de la recherche scientifique sur le rôle des micro-organismes et une rencontre avec le biochimiste et mycologue Satoshi Ōmura (prix Nobel de médecine en 2015). « Différents micro-organismes composent tout un monde, à la manière d’un orchestre ! », raconte Fujikura. « Les micro-organismes vivent partout. Grâce à ce réseau omniprésent, les animaux – y compris les humains ! – peuvent survivre. En fait, nous sommes contrôlés par les micro-organismes […], essentiels aux processus de digestion et d'absorption de notre corps, à la synthétisation de certaines vitamines, etc. ». Dès les premières mesures, Glorious Clouds (Glorieux nuages) est construit sur des cellules très vivaces qui se répètent, prolifèrent et se transforment, du bourdonnement à l’oscillation, puis dans des stagnations subtiles. Des intensités diverses de l’activité donnent naissance à des échos, des mariages de timbres, un tissu souvent attractif. Une espèce de triomphe de la vie conduit l’achèvement de l’œuvre.

AO