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Chroniques
Curlew River | La rivière au courlis
parabole d’église de Benjamin Britten
Le moins qu’on puisse dire est que l’Opéra national de Lyon entretient depuis de nombreuses années un rapport privilégié avec la production lyrique de Benjamin Britten. Décliné autour de trois opéras phares du compositeur britannique, ce festival printanier (qui fait suite aux célébrations Janáček, Offenbach et Kurt Weil, Tchaïkovski, Mozart et Puccini) se décline en deux nouvelles productions – Peter Grimes et The turn of the screw [lire nos chroniques des 10 et 11 avril 2014] - et la reprise de Curlew River dans la mise en scène et en lumières d’Olivier Py (2008, Théâtre des Célestins).
Quelques mots sur cette « parabole d’église » de 1964, sur un livret de William Plomer, d’après Sumidagawa de Juro Motomasa (1395-1431) [lire notre chronique du 3 avril 2008], insérant de nombreuses caractéristiques du théâtre nô dans le cadre de la chrétienté. Sans revenir sur les différentes étapes, longues et difficiles, du processus compositionnel, soulignons que cet opéra de chambre de près d’une heure et quart marque avant tout les esprits par une distribution vocale exclusivement masculine, y compris pour le rôle de la folle (parabole oblige), et un effectif instrumental réduit (flûte jouant aussi le piccolo, cor, alto contrebasse, harpe, set de percussion et orgue positif) dont les sonorités évoqueront aux oreilles habituées aiko, ō-tsuzumi, ko-tsuzumi (tambours) et nōkan (flûte) du théâtre traditionnel japonais. Néanmoins, et si Benjamin Britten se dit durablement marqué par une représentation de Sumidagawa de 1956 lors d’un voyage tokyoïte, il ne faudrait pas voir en cette œuvre une tentative de transposition littérale du nô sur une scène lyrique occidentale. Tout l’intérêt de Curlew River, questionnant de manière frontale les codes de la dramaturgie opératique, repose justement sur cette ambivalence entre les influences extrêmes orientales (instrumentation, courbes mélodiques, action scénique, etc.) et l’affirmation d’un langage personnel solide.
Conformément à cette idée, et sans trop accentuer les liens subtils avec le nô, Olivier Py déploie une mise en scène parfaitement lisible, malgré une riche arborescence de références et de symboles (chrétiens ou nô), dont l’articulation est menée par les changements de décor à vue. Ce dernier se compose d’une structure métallique unique en jeu de transparence et de réflexion de la lumière, dans laquelle sont insérés instrumentistes choristes et solistes, et qui s’ouvre progressivement vers le fond de scène.
À cour, une coiffeuse faiblement éclairée donne à voir préparation, transformations et maquillage des personnages apparaissant tour à tour dans le mystère. C’est ainsi que cette structure évolutive plonge au cœur de la communauté monastique avant la représentation de cette « manifestation de la grâce divine » puis, en un clin d’œil, sur les rivages de la rivière aux courlis, entre Est et Ouest. De façon comparable à cette dualité musicale et littéraire, et dans l’entrecroisement de symboliques opposées, Py truffe le drame d’images fugitives de Passion ou de Saint-Michel terrassant le dragon. Dans bien des cas, ces références s’insèrent avec logique et cohérence. Par exemple, et avant d’endosser le rôle de La Folle du mystère, Michael Slattery est dévêtu, porté en croix vers le devant de la scène tandis que son flanc est marqué de rouge. Au-delà d’un élément de lecture du livret, le symbole se fait aussi pratique (déplacement) tout en donnant une belle continuité à l’ensemble.
À la pertinence et à l’équilibre de la mise en scène, ajoutons les qualités d’une distribution vocale sérieuse et investie. Nos premières pensées vont au rôle-titre, revêtant la partie délicate de La Folle et interprétée par le jeune ténor américain Michael Slattery (qui l’avait déjà assurée lors de la première présentation de cette production). Bougre, cette voix est loin de nous être inconnue ! Il faudra un bon quart d’heure pour identifier l’avoir récemment entendue dans Steve V, King Different de Roland Auzet [lire notre chronique du 15 mars 2014]. Si nous avions alors perçu une voix manquant cruellement d’étoffe, elle semble ici métamorphosée. Complexe, mais à la prosodie plus naturelle, la vocalité de Benjamin Britten convient admirablement à cette voix diaphane. Plus qu’une performance vocale, réalisée avec une apparente facilité, insistons sur le travail de direction d’acteur permettant de tenir un rôle exposé et très mobile. Eux aussi issus de la co-production Lyon/Edimbourg de 2008, les trois autres personnages clés (Le Passeur, Le Voyageur, L’Abbé) sont irréprochables de clarté et de profondeur. Notons enfin la justesse de la prestation, tant vocale que scénique, du septuor de Pèlerins (artistes du Chœur « maison »).
Si l’on pourrait être tenté d’assimiler cette reprise à une forme de facilité, reconnaissons qu’elle se justifie parfaitement dans une mise en regard avec ses deux aînés de 1945 (Peter Grimes) et 1954 (The turn of the screw). Passant du grand orchestre au septuor par le biais de l’ensemble instrumental, ce groupement de productions nous donnent à entendre (et voir) trois temps de l’évolution stylistique du compositeur. L’idée d’un retour au sacré comme forme de renouvèlement du lyrisme, au cœur du propos de cette Rivière aux courlis, se trouve exprimée dans une mise en scène habile et une prestation musicale assurément soignée.
NM