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cycle Bartók par Esa-Pekka Salonen
A Kékszakállú herceg vará | Le château de Barbe-Bleue
Tandis que le mélomane se reconnaît sevré des symphonies de Mahler durant tout 2010 (anniversaire de la naissance du compositeur) mais encore en 2011 (celui de sa mort), alors que les programmes de salles et les artistes s’ingénient à l’étouffer de Liszt (bicentenaire oblige) avant que de l’assommer à grands renforts debussystes (prochain anniversaire, en 2012), c’est l’œuvre de Béla Bartók qui bénéficie d’un cycle avenue Montaigne, à l’occasion d’une tournée du Philharmonia Orchestra. Quelle célébration pourrait être le point de départ d’une telle idée ? Cent-vingt ans ne faisant guère une digne commémoration (naissance), moins encore soixante-six (décès), il faut considérer que seul le goût d’Esa-Pekka Salonen pour la musique du Hongrois nous vaut cette belle initiative.
C’est avec la Musique pour cordes, percussions et célesta Sz.106 de 1936 que la soirée s’ouvre. Le chef finlandais en commence l’Andante tranquillo dans une grande retenue. Il maintient mystérieusement le mouvement dans une réserve mezzo piano délicate, puis se résout à élever peu à peu la phrase à un lyrisme assez dense, le chant rencontrant alors une épaisseur inattendue dans le soutien de huit contrebasses musclée. L’extinction finale est conduite sur un fil ténu avec lequel contraste violemment la sécheresse crue qui domine l’Allegro suivant. L’expression s’en fait alors rupture et dissonance, jusqu’au piano dont l’usage est principalement percussif. Encore une fois, les contrebasses de la formation londonienne se révèlent magistrales, avec des pizz’ d’une précision « bluffante », comme d’un seul homme. Toute la section pincée déjoue les repères d’une écoute d’orchestre qu’elle semble vouloir déguiser en vaste cymbalum à en traverser tous les pupitres. Cependant, le retour des archets manque de lumière, bien que souple s’en montre l’inflexion dansée. Un suspense parfaitement conduit engage l’Adagio dans une sonorité de chalumeaux (pensons à la troisième des Danses roumaines, entre autre). Esa-Pekka Salonen profite voluptueusement de chaque raffinement timbrique qu’il magnifie à en tendre plus encore l’expressivité. L’urgence de l’Allegro final, évidente dès ses premiers pas, gagne encore en tonicité comme en nuance, laissant bientôt surgir au plus percussif du jeu un baume de cordes d’une surprenante onctuosité. Pourtant, il manque quelque chose à cette exécution ; elle est bien ficelée dans une plastique somptueuse, mais ne tient pas ses promesses. La voici assez conforme à l’air du temps : l’on y fait beaucoup de choses en grande et belle maîtrise, indéniablement, mais un peu sans penser.
Tout autre se révèle l’abord de l’unique opéra du maître de Rózsadomb, Le château de Barbe-Bleue, composé vingt-cinq ans plus tôt et finalement créé au printemps 1918, un ouvrage dont Kodály soulignait qu’il libéra la scène lyrique pestoise de l’emprise des répertoires germanique et italiens, au point qu’il le considérait comme l’invention de l’opéra hongrois. Passant vite sur le recours assez risible à des effets spéciaux qui entravent momentanément les représentations dont l’imaginaire du spectateur n’aurait pourtant pas fait l’impasse, comme sur l’intervention chic d’une comédienne qui semble ne pas mesurer et encore moins comprendre le Prologue qu’on lui confie, saluons l’interprétation pour son bel impact dramatique.
Outre au secret dans lequel Salonen mène savamment l’écoute, l’on doit aux chanteurs (libres de toute partition, ce qui contribue grandement au crédit du moment) une petite heure de grâce. L’autorité de John Tomlinson, habitué du rôle – qu’il enregistra d’ailleurs à trois reprises (Haitink, Berlin, 1996 ; Levine, Munich, 2003 ; Saraste, Londres, 2004) –, dynamise immédiatement l’enjeu. Si l’aigu parfois apoplectique nuit quelque peu à sa prestation, de même qu’une tendance un rien abusive au parlando, l’imposante puissance de la voix permet une approche « confortable » à l’orchestre. Nul besoin, pour le chef, d’en brider les effets. Du coup, cette lecture absorbe chacun au cœur de l’orchestration. Et Salonen ne se fait pas prier pour ciseler les bois, souligner la moindre incise, enflammant ainsi la partition. Il trouve en Michelle DeYoung une complice idéale : luxueusement présente comme infiniment nuancée, sa Judit bénéficie d’un ambitus opulent mis au service d’une composition captivante du rôle.
Esa-Pekka Salonen nous transporte au spectacle, bien sur, sans la souveraine sauvagerie d’Eötvös [lire notre chronique du 28 mai 2004] ni les suprêmes dangers de la profonde rêverie de Boulez [lire notre chronique du 16 juin 2006]. Il signe une version généreuse de l’opéra, placée à la brillance de chacun des trésors de Kékszakállú peu à peu révélés – pensons aux sonneries de cuivres déplacés aux balcons pour l’apparition du royaume, sur le gigantesque tremblement d’orgue, qui soulignent d’autant plus pertinemment la nudité des inserts a cappella de la dernière épouse, loin de cette vaine pompe. Prochains rendez-vous bartókiens les 27 janvier et 25 juin 2012.
BB