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Chroniques
cycle Ligeti | Mahler, concert 2
Programme judicieux, s’il en est, de la Cité de la musique qui invite à redécouvrir, comme deux jalons d’un siècle sur l’autre, les musiques de Gustav Mahler et de György Ligeti.
Antagonisme ? Oui et non.
Si Mahler écrivit ni pour le piano ni pour des formations de chambre en général (sauf un mouvement de quatuor avec piano), ses recueils de Lieder constituent l’atelier de ses vastes symphonies, tant celles qui intègrent directement la voix parmi ses effectifs que les autres qui refaçonnent des thèmes trouvés principalement dans le Knaben Wunderhorn. Quant à lui, Ligeti expérimente avec le piano solo, l’alto, le quatuor, le trio, le chœur mixte, puis développe concertos, polyphonies orchestrales, requiem et opéra en citant ses propres procédés plus que sa thématique. D’autre part, si le premier cherche d’abord en lui-même, édifiant une sorte de lyrisme introspectif exalté, le second ouvre grands yeux et puissantes oreilles, laissant toute rencontre, culture, et observation fertiliser son esthétique, quels qu’en soient origines et médiums.
Pourtant, le travail des deux compositeurs se rejoint sur plusieurs points ; tous deux ont intégré des caractères folkloriques dans leur œuvre : une certaine façon bohémienne d’harmoniser chez Mahler, ou tsigane d’amorcer une variation, une assise rythmique nettement transylvaine chez Ligeti, ou des inventions mélodiques héritières des musiques de la Hongrie du Nord Est (territoires actuellement roumains). On pourrait gloser indéfiniment sur le sujet : ce cycle de concerts met en relief l’un par l’autre deux propos compositionnels.
Samedi soir, le chœur de chambre Accentus fait entendre quelques exemples de la musique pour chœur a cappella de Ligeti. Le compositeur, de même que Mahler, fut de tout temps fasciné par la voix. Il écrivit beaucoup de pièces, plutôt courtes, d’inspirations directement ethniques, plus formelles ou religieuses. Dans cette partie de sa production se reconnaissent les influences de Zoltán Kodály, de Sándor Veress et, bien sûr, de Béla Bartók. Ces pages font tour à tour voyager dans la poésie populaire hongroise, slovaque, roumaine, et les vers de Sándor Weöres, LE poète hongrois d’après guerre, qui s’essaya à tous les genres, à qui l’on doit des recueils incomparables à la forme souvent travaillée jusqu’à l’extrême complexité, autant que des œuvres destinées aux enfants. Weöres ne pouvait qu’attirer les musiciens, son style s’évertuant brillamment à tirer de la langue magyare des effets phoniques étonnants, nouveaux, aujourd’hui encore inégalés. Il inspira également quelques chœurs à Kodály. On retrouve dans sa poésie cette faculté de faire feu de tout bois que Ligeti avouait sienne lors d’une interview radiophonique il y a quelques années. Enfin, on observe une étrange similitude avec un autre poète que le compositeur mit en musique (Trois Fantaisies, 1982), Hölderlin inventant un auteur à ses miniatures, Scardanelli : de même Weöres de dédoubla-t-il en une poétesse imaginaire dans son Psyché au contenu littéralement labyrinthique. Avec un aperçu d’une petite demi-heure, on aborde mélancolie ou recueillement.
L’interprétation de Laurence Equilbey se révèle densément nuancée. On lui doit un Lux Aeterna splendide dont elle articule savamment les combinaisons intervallaires. Fort appréciée, cette prestation appelle un bis : une transcription du dernier des Lieder eines fahrenden Gesellen de Mahler, Die zwei blauen Augen, vraisemblablement due à Clytus Gottwald, donnée dans avec lyrisme étourdissant.
La deuxième partie de la soirée se consacre au Lied von der Erde composé par Gustav Mahler en 1908, véritable symphonie lyrique déguisée en cycle de Lieder, illustrant des poèmes chinois traduits en allemand par Bethge. Si l’on entend relativement souvent la version pour orchestre, bien que presque toujours dans sa deuxième mouture où le mezzo-soprano a pris la place du baryton initial (rappelons au passage que Mahler écrivit tous ses Lieder pour ce registre), il est plus rare d’en entendre la transcription pour formation de chambre signée Schönberg, et plus encore la version pour piano (de la main de l’auteur) programmée ce soir.
Le pianiste Cyprien Katsaris, qui d’ailleurs la grava avec Brigitte Fassbaender pour Deutsche Grammophon, accompagne Andrea Baker et Daniel Kirch. Sa lecture se veut articulée, quoique souvent voilée par une utilisation orgiaque de la pédale. Sur le deuxième mouvement, il se trouve largement distancé par l’exigence technique de la partition qui, il faut l’avouer, n’a, à cet endroit, absolument rien de pianistique. En revanche, la désolation entretenue durant les vingt-cinq minutes de Der Abschied est exemplaire, l’artiste parvenant à faire entendre des sons minutieusement travaillés et choisis.
Quant aux chanteurs, on se pose la question d’un tel choix de distribution. En effet, ceux de ce soir possèdent des voix larges, amples, qu’il serait préférable d’entendre avec un orchestre. Dans cette version réduite, ils sont simplement démesurés. Si Andrea Baker finit par nuancer et fait montre d’une grande délicatesse pour donner un ultime mouvement moins volontariste et d’une grande beauté, le ténor se contente d’une démonstration tonitruante, le plus souvent assénée d’un timbre nasillard et agressif, sans effort de musicalité. Est-il pensable de chanter trois lieder fortissimo ?
BB