Chroniques

par bertrand bolognesi

cycle Miroslav Srnka – épisode 2
récital Deniz Uzun, Tobias Truniger et Markus Meyer

Douze Lieder d’après des cartes postales de Jurek Becker à son fils Jonathan
DIALOGE / Mozarteum, Salzbourg
- 1er décembre 2017
le soprano Deniz Uzun et le pianiste Tobias Truniger jouent Miroslav Srnka
© ism | wolfgang lienbacher

Ce rendez-vous est assez atypique. De fait, Miroslav Srnka l’affirme dans la brochure-programme du cycle que lui consacre la présente édition de DIALOGE au Mozarteum : « je pense que le monde sonore est autonome, porteur de contenu et inépuisable – comme Mozart l'a peut-être vu ; cependant, la forme du concert et l'institution semblent avoir besoin d’être révisés ». Le public est accueilli dans la Wiener Saal, le plus petit des deux espaces que la célèbre Stiftung salzbourgeoise, lieu d’étude et de recherche, dédie au concert. Deux fils croisés traversent le ciel dessus les chaises, où des pinces à linge maintiennent une installation de fac-similés de cartes postales vivement colorées. Le mezzo-soprano Deniz Uzun est installé dans un des fauteuils qui siègent à droite du plateau, le second étant occupé par le comédien allemand Markus Meyer.

Tobias Truniger introduit ce moment par une page de piano en grand brouillard de fausses gammes généreusement pédalisé. Le Lied Als Luise die Briefe ihres ungetreuen Liebhabers verbrannte K.520 de Mozart (Lorsque Luise brûla les lettres de l’infidèle amant, 1787) est enchainé par la voix chaude de Deniz Uzun. Il s’agira en effet de lettres, comme le précise Markus Meyer au fil d’un texte en explorant la définition et l’usage. Puis s’énonce le contexte des cartes postales qui, au compositeur tchèque dont nous applaudissions hier soir My life without me [lire notre chronique de la veille], inspirèrent les Douze Lieder au menu.

L’écrivain et scénariste est-allemand d’origine polonaise Jurek Becker (1937-1997) est connu en France pour son premier roman, Jakob le menteur (Jakob der Lügner, 1969) – adapté au cinéma en 1975 par Frank Beyer –, bien que Grasset publia les suivants (en notre idiome, les titres sont L'heure du réveil, Les enfants Bronstein, L'ami du monde entier et Amanda sans cœur). Soigné pour un cancer à partir de 1995, il continue à beaucoup voyager et envoie des cartes postales à son garçon de cinq ans, Jonathan (qu’il surnomme Johnny), durant ses deux dernières années à vivre. En 2004, les éditions Ullstein (Berlin) les ont rassemblées dans un recueil intitulé Lieber Johnny (Jurek Beckers Postkarten an seinen Sohn Jonathan).

Après avoir évoqué la correspondance en général, Markus Meyer aborde les lettres mozartiennes, où la relation père-fils prend une large part – voilà qui fait d’ailleurs écho à l’atelier-concert auquel nous assistions ici-même, sur le premier quatuor de Péter Eötvös [lire notre chronique du 3 août 2016]. Entre dire et chant, ce récital d’après-midi avance de Wie unglücklich bin ich nit K.147 (Ce que je suis malheureuse, ca.1773) aux Douze Lieder d’après des cartes postales de Jurek Becker à son fils Jonathan de Miroslav Srnka (2011), cycle pour voix et piano réparti en trois mouvements – Reise, Garten, Zeit (Voyage, Jardin, Temps). Lus avant chaque partie, les textes révèlent une joueuse affection, une espièglerie câline, contant de petites aventures quotidiennes avec un humour bien à eux (la mouche qu’il faut enfermer dans le frigo afin qu’un bon coup de gel fasse taire ces agaçantes ailes, la main-serpent face au charmeur indien, la multitude d’éléphants des Indes qu’on ne voit pourtant jamais, etc.). Concentrant son travail sur les contenus, le compositeur fait l’impasse sur les amorces, souvent irrésistibles – Mon cher paprika, Cher vieux pois chiche, Mon vieux Batman ou encore Bien chère vieille puce des radis… Sous le chant, on retrouve la facture pianistique entendue en préambule. La deuxième mélodie est particulièrement drôle, avec sa férocité tueuse de mouche. Des méandres orientaux sont déclinés par la troisième, hypnotisant les najas.

Passé une nouvelle intervention du comédien, Deniz Uzun donne un Lied français de Mozart, Oiseaux, si tous les ans K.307, écrit à Mannheim durant l’hiver 1777-78 sur un poème d’Antoine Ferrand (1678-1719), hymne aux amours volages. Becker et Srnka d’importer alors les histoires du Jardin, où les oiseaux chantent si fort qu’on ne peut pas travailler (virevolte cruelle dans l’aigu du piano), où chat et lapin se disputent la propriété de la pelouse, gardant le plus amusant pour la fin : une suite de non-sens ironiques sur la Suisse dont les enfants arborent longue barbe blanche et où les voitures roulent au jus de tomate – on rit dès le solennel « Die Schweiz », démesuré, la course folle des savoureuses absurdités accouchant d’un « To-ma-ten…saft » fabuleux.

Le dialogue se poursuit, entre une missive de Wolfgang, allègrement scatologique, le Lied Sehnsucht nach dem Frühlinge K.596 (1791), gorgé de sous-entendus du même ordre, assénés d’une voix souple sur une ariette inoffensive, les cartes de Becker et la dernière partie du cycle de Srnka. La chère barbe, alias vieille croquette de patate, semble écouter avec nous Temps, une même veine de farces mignonnes masquant désormais une tristesse permanente. Plus lyrique, l’écriture vocale efface un piano rendu timide. Un sourire mélancolique habite la conclusion, tandis que le clavier répète mollement une gamme mouillée. Onctueux piano et voix confiante – « ainsi s'échappent les plus belles heures de la vie », nous rappelle Abendempfindung K.523 (1787).

BB