Chroniques

par bertrand bolognesi

cycle Miroslav Srnka – épisode 4
Münchner Kammerorchester, Clemens Schuldt

Eighteen agents – No night no land no sky
DIALOGE / Mozarteum, Salzbourg
- 2 décembre 2017
à Salzbourg, "Eighteen agents" et "No night no land no sky" de Miroslav Srnka
© ism | wolfgang lienbacher

Après un petit pas de côté avec les créations mondiales d’Aurora de Katrin Klose et de Furniture Schop de Kevin Lang, cet après-midi, placés sous la protection du Marteau sans maître de Pierre Boulez [lire notre chronique du jour], le cycle DIALOGE se reconcentre sur le sujet principal de son édition 2017, à savoir Miroslav Srnka, musicien dont ici-même nous avons entendu quatre œuvres depuis notre arrivée [lire nos chroniques de Douze Lieder d’après des cartes postales de Jurek Becker à son fils Jonathan, Engrams et Pouhou Vlnou, enfin My life without me]. Ce concert prend pour titre Phénomènes naturels, réunissant des pages qui peuvent s’inscrire dans cette thématique.

De fait, Srnka est fasciné par l’observation de la nature et les découvertes continuelles de la science – un domaine qui féconde vivement son inspiration. Il peut s’agir de l’envol d’étourneaux sur un marais, point de départ d’Engrams pour quatuor à cordes, des glaciers de haute montagne, masses apparemment endormies qui accumulent la mémoire du monde au fil des successifs dégels et gels, et avancent lentement au gré de la fonte en région polaire, ou encore du brouillard et de l’orage… Ainsi de l’essaim, mode comportemental « des poissons, des oiseaux et des insectes qui s’agrègent, tels harengs […] et criquets, précise le compositeur tchèque (brochure de salle). Les individus d’un essaim se déplacent ensemble dans une même direction – un phénomène étudié par différentes disciplines de la biologie mais également par l’informatique, par exemple, en ce qu’il peut s’appliquer à l’infographie, à la stratégie militaire et à la musique ». Trois règles ordonnent ce comportement individuel dans le groupe : « avancer vers le centre de son environnement, s’éloigner dès que quelqu’un s’approche de trop près, se déplacer dans la même direction que son voisin ». À chaque membre du groupe il est loisible de créer un changement de direction à partir duquel l’essaim entier se réorganisera.

Après Coronae pour cor anglais (2010), puis Engrams (2011), Srnka poursuivit cette inflexion particulière avec Eighteen agents pour dix-neuf cordes, dont la première eut lieu au Prinzregententheater de Munich, le 21 juin 2012. Alexander Liebreich menait alors le Münchner Kammerorchester que nous retrouvons aujourd’hui, sous la battue de Clemens Schuldt, son nouveau directeur artistique, récemment applaudi à l’opéra de Mayence [lire notre chronique du 5 février 2017]. Arrivent, comme de très loin, des sons proches, par des cordes qui paraissent oxydées. Un motif descendant se dessine en un faux surplace, souligné par des pizz’ musclés aux violoncelles. Un appareil de gammes proliférantes se met alors en orbite. S’ensuit un véritable flamboiement, tracé par une multitude d’étincelles, sous les archets vigoureux de la formation bavaroise. Formidablement changeant, ce mouvement d’une douzaine de minutes articule sans transition plusieurs périodes fort distinctes, jusqu’à une brève pédale en tutti – l’essaim rendu alors inerte par une hésitation cependant toujours effervescente ?... – d’où renaît la course folle. Pour finir, l’incroyable sensation de voir réellement partir les musiciens est génialement générée par la véloce échappée des dix-neuf cordes vers un aigu hors-champ.

Le 31 janvier 2016, au Nationaltheater de Munich, la Bayerische Staatsoper donnait naissance à South Pole, opéra conçu par Miroslav Srnka sur un livret de Tom Holloway à partir des expéditions antarctiques (1912) de l’explorateur britannique Robert Falcon Scott et, quelques semaines plus tôt, de Roald Amundsen, son rival norvégien. No night no land no sky (2014) est une étude pour orchestre de chambre, traitant deux problèmes compositionnels en vue de cet ouvrage lyrique. « 1 – Il n’y a pas d’horizon, comme s’il n’y avait pas de ligne référentielle dans la musique, pas d’horizon de fréquence – elle bouge sans cesse en courbes fluides à la recherche de coordonnées référentielles. 2 – À l’instar de la couleur changeante du ciel au-dessus du pôle, la musique cherche des températures sonores : les couleurs instrumentales sont réparties en groupes dans le but d’évoquer diverses températures (ici principalement en-dessous de zéro) ». Le titre de cette pièce d’environ dix-huit minutes qui connut deux créations – par le jeune Aziz Chokhakimov à la tête de la Deutsche Kammerphilharmonie, le 18 mai 2014 à Cologne, pour la version originale, puis, quant à la révision, le 18 janvier 2015 à Prague, par le Pražská komorní filharmonie sous la baguette de Jakub Hrůša – est construit sur un passage du livret. *

Deux cors ouvrent No night no land no sky, contaminant bientôt toue la petite harmonie. Après une section en errance dans une sorte de chute du climat, pourrait-on dire, une partie tonique s’impose. Aux cordes, on retrouve la technique de balayage de l’archet, observée vendredi soir. L’assise des timbales, l’envolée des violons, parfois dans une tournerie miaulée, et le mordant des contrebasses cisèlent des strates. Une sorte de signal récurrent (intervalle de seconde) traverse le cœur de l’œuvre. L’orchestration invente un glaßharmonica à partir du suraigu des premiers violons superposé aux harmoniques de contrebasses. Sur cette gelure constante, l’instabilité polychrome se déploie dans des contrastes toujours plus frappants. La gelure l’emporte, par une désertification sonore qui happe l’écoute.

Il revenait à ses opus de Srnka d’ouvrir et de clore la soirée. Entre eux, des pages anciennes. De part et d’autre de l’entracte, la Sérénade pour cordes en mi majeur Op.22 de Dvořák (1875), qui dialogue avec la terre natale du composteur à l’honneur du festival, puis Die Hebriden oder Die Fingalshöhle Op.26, ouverture en si mineur de Mendelssohn (1832). Si la première bénéficie d’une interprétation sensible quoiqu’un rien sucrée, la seconde n’est guère avantagée par une approche extrêmement martiale, cependant magnifiée par des clarinettes infiniment tendres.

BB

* « We travel on

This land is strange

The ice cracks like cannons deep below

The sky is blue then pink then white then grey then gone completely

No horizon

No land

No sky

Our spirits are high…

but I see it in their eyes

Why are we here ?

Is this any place for man ? »

Nous voyageons / cette terre est étrange / la glace craque comme des canons souterrains / le ciel est bleu puis rose puis blanc puis gris puis disparaît complètement / nul horizon / pas de terre / pas de ciel / hauts sont nos esprits... / mais je le vois dans leurs yeux / pourquoi sommes-nous là ? / Est-ce une place pour l'homme ?