Chroniques

par bertrand bolognesi

cycle Mozart-Strauss
Gewandhausorchester, Riccardo Chailly

Gewandhaus, Leipzig
- 28 août 2015
Ouverture de la saison 15/16 du Gewandhaus de Leipzig, par Riccardo Chailly
© gert mothes

Outre d’être la soirée d’ouverture de la nouvelle saison du Gewandhausorchester, ce concert de gala inaugure également un cycle Mozart-Strauss avec lequel Riccardo Chailly parcourra les poèmes symphoniques du Bavarois au regard de trois concerti de l’Autrichien – ce même cycle visitera Paris du 10 au 13 octobre. Le programme de ce premier volet est construit par effectif et datation dans la vie des compositeurs. Il commence et finit par les opus 24 et 28 de Strauss, respectivement écrits en 1888 et 1895, œuvres de jeunesse à l’instrumentarium pléthorique encadrant deux pages de maturité, pour ne pas dire de la fin : le Concerto pour clarinette que Mozart conçut quelques mois avant de s’éteindre et pour une formation de proportion classique, et les Metamorphosen, lamento ému d’un octogénaire profondément attristé par la destruction de sa ville, de son pays, par le cataclysme européen, enfin, qu’en 1945 il confiait à vingt-trois cordes plutôt qu’à l’orchestre dispendieux convoqué cinquante ans plus tôt.

Tod und Verklärung Op.24, tout d’abord, que Riccardo Chailly entame dans un pianississimo qu’on pourra presque dire humble, élevant la naissance des cuivres dans une tendresse presque intrusive, sur le thème brahmsien encore avorté. On goûte la pudeur des inserts de flûtes, troublants. Le chef italien prend le temps de choisir sa route dans la forêt straussienne, révélant la harpe dans un relief inouï et accordant une prégnance sans pareille aux élans de cors. Au vrombissement des contrebasses n’est autorisée aucune surcharge disgracieuse, gardant le froncement de sourcils au changement cinglant de climat, d’une cuisante crudité. Tout en bannissant l’excès, cette interprétation s’avère d’une expressivité mesurée, sans grimace abusive ni joliesses séductrices. Elle demeure au contraire tendue et sombre, impérative jusqu’en la pastorale flûtistique d’après la tempête, par exemple. Dans ce Strauss sans graisse ni sucre ajouté, la transfiguration ne se livre pas à l’avance : le chemin est progressif, dessiné par l’habileté et la grâce admirables de l’écriture. Et lorsque point quelque suavité, encore est-ce sans sueur trop lyrique, respectant une inflexion infiniment noble qui conduit au final, serein rayon ambré dans un ciel indigo.

La douceur caressante avec laquelle le Gewandhausorchester introduit le Concerto en la majeur K.622 opère dans une simplicité accorte où la fluidité de la clarinette s’inscrit bientôt avec superbe. Martin Fröst semble s’y amuser, au fil d’une lecture agile au ton un rien distant, comme sur coussin d’air, auquel répond la prodigieuse souplesse du tutti au final de l’Allegro. L’extrême concentration de l’Adagio médian culmine dans la cadence après laquelle la reprise PPP du thème ascendant endosse une discrète mélancolie. Dans ce mouvement, le soliste suédois est sans conteste plus inspiré. Le Rondo conclusif manque cependant de présence ; techniquement efficace, sa virevolte laisse froid.

C’est exactement l’inverse des Metamorphosen qui cueillent l’écoute après l’entracte. Dès les premières mesures, le violoncelle puise au plus profond, sans pour autant recourir à quelque excès vibratoire : cette dignité de ton, ce lyrisme contrit de déploration est prostré devant l’évidence du désastre. L’Allemagne jamais ne serait être ce qu’elle fut, mais encore l’Europe changera, ce dont le compositeur possède une conscience pareillement aiguë à sa lucidité quant au terme où il se trouve. Plus qu’une élégie, c’est une hymne totalement inconfortable que fait entendre Chailly, tressant son chant dans un entrelacs foisonnant, bientôt poignant, qui coupe le souffle. Aux contrebasses de dire adieu, sur une citation embryonnaire que l’on sait. L’auditoire est comme suspendu au néant, pensant à applaudir qu’après un grand et beau silence recueilli. Plutôt que par un concert de rock, comme c’est le cas ce week-end, imaginons la pelouse du Völkerschlachtdenkmal investie par cette œuvre qui en soulignerait la dérisoire autant qu’inévitable existence – vaincre l’arrogance de Napoléon et s’en vanter à la veille de la Grande guerre, être récupérée par des forces plus noires encore, dictatures nationaliste puis utopique…

Il aurait été cruel de laisser le public sur cette note désespérée. Ainsi Till Eulenspiegels lustige Streiche Op.26 vient-il l’en divertir par ses frasques contrastées. Après une amorce assez débonnaire, la Tondichtung est lancée d’un geste gourmand qui fait goûter chaque timbre. L’enthousiasme est cinglant, le sens de la nuance diablement expressif, dans un jeu méchant sur les ruptures de climat, cependant jamais vraiment drôle : la férocité de la narration musicale prend les atours du romanesque de Charles De Coster, plutôt que de baguenauder sur la légèreté du mythe. Voilà qui referme brillamment ce menu que nous vous recommandons vivement de découvrir à la Philharmonie, très prochainement, par un orchestre qui arbore un son bien à lui.

BB