Chroniques

par bertrand bolognesi

cycle Prokofiev
Denis Matsuev joue le Troisième Concerto

Iouri Temirkanov et l’Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg
Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 3 décembre 2008
Iouri Temirkanov dirige le cycle Prokofiev du Théâtre des Champs-Élysées (Paris)
© sasha gusov

Cette saison met décidément la musique de Prokofiev à l’honneur : largement présente dans les programmes de nos salles, encore s’illustre-t-elle à travers deux cycles que dirige Valery Gergiev à la tête du London Symphony Orchestra à Pleyel [lire notre chronique du 14 octobre 2008] et que donne ici Iouri Temirkanov avec sonOrchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg. L'hiver dernier, le pianiste Denis Matsuev ouvrait le cycle Tchaïkovski [lire notre chronique du 2 décembre 2007] ; il donne le coup d'envoi avec le Concerto en ut majeur Op.26 n°3 créé par le compositeur en décembre 1921, à Chicago.

Avec une souplesse que viendra vite contredire la tonicité du thème principal, Iouri Temirkanov fait venir de très loin les bois qui introduisent Andante le premier mouvement. Si de prime abord le pianiste s'avère un rien trop massif, la clarté d'approche du chef, tranquillise rapidement cette tendance, sans déroger à une certaine robustesse de ton. Par un réjouissant éventail de nuances, Denis Matsuev s'insère dans une lecture d'une grande générosité de couleurs. À la fermeté d'articulation de l'exposition du mouvement central par l'orchestre répond la Variation 1 dans une inflexion particulièrement inventive et libre du soliste. D'une vigueur incroyablement régulière, la deuxième donne le pas aux contrastes plus sensibles de la suivante, d'un caractère sainement volontaire qui n'omet pas de soigner les échanges, tandis que la quatrième voit le piano, dont la rondeur soudaine de sonorité n'a d'égale que sa fluidité quasi ornementale dans l'aigu, installer une demi-teinte raffinée, savante même, sur les mystères de laquelle Temirkanov distille un troublant équilibre, en un moment de pur suspense. Quelque chose de félin gagne la frappe mordante de l'ultime variation, jugulée par la belle tenue du retour du thème. L'exécution du dernier épisode du concerto oppose judicieusement son inspiration constructiviste à une verve franchement lyrique.

Au public qui lui fait fête, Denis Matsuev offre en bis la fameuse Étude en ut # mineur Op.8 n°12 « pathétique » de Scriabine où il se montre quelque peu brutal, après une délicieuse Tabatière Op.32 d'Anatoli Liadov dont il réinvente exquisément la variabilité naturelle à ces mécaniques musicales, jusqu'au ralentissement final, dans l'agonie du ressort qu’une discrète et délicate mélancolie vient habiter.

Après l'entracte, Iouri Temirkanov présente huit extraits des deux Suites du ballet Roméo et Juliette. Mâtinant en maître le ferme appel des cuivres à la tendre inflexion des cordes qui initient Les Montaigu et les Capulet, il dessine les dangers sournoisement tapis dans les variations d'un menuet faussement innocent, tout en profitant secrètement de la couleur de l'excellent pupitre de violoncelles comme de chaque timbre dont use une orchestration exigeante qui ne se répète pas. Dans une veine insolente, Juliette enfant s'orne d'un splendide solo de violoncelle, déjà tragique, et de l'élégance d'échanges alors quasi chambristes, sans en découdre avec une saine fraîcheur de ton. Au chaud alliage de bois, de cordes graves et de caisse du bienveillant Père Laurent succède l'équilibre plus classique de la Danse, et bientôt la grâce profonde et âpre de Roméo auprès de Juliette avant leur séparation, puissamment tissé, jamais épais.

Effroyablement douloureux, Roméo au tombeau de Juliette vérifie sans pathos la grande tenue de l'interprétation. Après de féroces Masques, le chef russe conclut par une Mort de Tybalt plus crue encore que celle qu'en donnait Gergiev en octobre ; la détermination du duel est impitoyable et d'autant plus prégnant l'envol funèbre des cuivres.

Deux bis saluent le bel accueil de cette soirée : le miel d'Elgar avec son Love's Greeting Op.12, au moelleux gourmand, et la Marche de L'Amour des trois oranges, brossée avec panache dans un relief magnifique. Sur France Musique, vous pourrez écouter ce concert les 16 et 18 décembre, ainsi que celui de vendredi où seront donnés le Concerto pour violon en ré majeur Op.19 n°1 et les Symphonies n°1 et n°5.

BB