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Chroniques
Cyrano de Bergerac
opéra de Franco Alfano
On a beau savoir que les contraintes propres à l’écriture d’une pièce de théâtre ne sont pas les mêmes que celles d’un opéra, qu’il ne s’agit en aucune façon de distribuer des bons points en faveur d’un genre ou de l’autre, qu’il serait vain de déclarer la supériorité des Nozze di Figaro sur Le mariage de Figaro et inversement, on ne peut s’empêcher de se poser de sérieuses questions en ce soir de première du Cyrano de Franco Alfano au Châtelet. Qu’est donc allé faire le compositeur italien dans cette galère : l’adaptation de la plus française des pièces de théâtre ? Quel besoin de mettre en musique le chef-d’œuvre de Rostand, ce feu d’artifice verbal dont nombre de vers sont aussi familiers au public que ceux de La cigale et la fourmi ?
Le premier écueil tient au livret. Le brio de Rostand souffre d’être interrompu, l’éloquence de Cyrano d’être retenue. La faute aux nombreuses coupes, même si bien des vers figurent tels quels dans l’opéra. Resserrée par Henri Cain, l’un des librettistes de Massenet, l’intrigue dramatique restitue l’essentiel mais perd de son corps à force d’ôter la chair des seconds rôles, voire des personnages principaux. La scène emblématique de Cyrano, la tirade des nez, ne se retrouve pas même dans l’opéra. C’est pourtant le nerf de la guerre. Exit aussi la poésie bonhomme de Ragueneau, le personnage se réduisant à un pâtissier ordinaire… pauvres amandines !
Le deuxième écueil tient au traitement musical d’Alfano.
Ce contemporain de Schönberg, passé à la postérité pour son achèvement de la Turandot de Puccini, n’est pas resté célèbre pour son avant-gardisme. N’est certes pas Berg qui veut, mais quitte à ne pas être dans l’innovation formelle, on aurait préféré de vrais airs au lieu de ce continuum vocal post-debussyste frustrant et peu propre à faire entendre les qualités des chanteurs. Même dans les scènes intimes ou lyriques (le balcon, la mort de Cyrano), l’écriture empêche tout épanouissement vocal – on ne peut que deviner les moyens dont disposent Laurent Alvaro (Ragueneau), voire Nathalie Manfrino (touchante et sincère Roxane) – et irrite par les abus de portamenti ou les fautes de prosodie.
Esthétiquement, on se croit souvent dans un mauvais film hollywoodien : trop de bruit, trop de mouvement, trop de décors. La mise en scène de Petrika Ionesco est chargée. Certains aimeront cette ambiance de cape et d’épée à son premier degré. L’on préfère l’épure, comme au quatrième acte qui, paradoxalement, rend plus dense la mort de Cyrano. Ce n’est pas le propre de Patrick Fournillier qui fait jouer trop fort l’Orchestre Symphonique de Navarre et ne rend pas toujours justice aux subtilités de l’instrumentation.
Rostand dédicaçait sa pièce au créateur du rôle à la Comédie-Française : « c’est à l’âme de Cyrano que je voulais dédier ce poème. Mais puisqu’elle a passé en vous, Coquelin, c’est à vous que je le dédie ». Il semble bien qu’elle soit aujourd’hui passée en Plácido Domingo qui, de ses soixante-huit ans passés, compose un Cyrano de la maturité. S’il apparaît essoufflé au premier acte, si sa voix passe parfois en force, si sa prononciation du français est encore approximative, le chanteur n’a presque rien perdu de la beauté de son timbre ni de sa légendaire musicalité. L’acteur n’est pas en reste, qui sait se montrer bouleversant : ses ah ! en découvrant que sa cousine aime Christian, son feu lorsqu’il parle à Roxane à la place de Christian, sa dernière bravade avant la mort sont ceux d’un homme profondément blessé. Sans doute faut-il avoir beaucoup vécu pour atteindre cette justesse dans l’interprétation.
Malgré les efforts de Roberto Alagna ou de Plácido Domingo pour redonner vie à l’opéra de Franco Alfano (à moins que ce ne soit pour assouvir le fantasme d’incarner Cyrano), certaines partitions ne méritent peut-être pas qu’on les arrache de l’oubli. Elles peuvent mourir de leur belle mort, avec ou sans panache.
IS