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Dagmar Šašková et l’Ensemble El Sol
Bataille, Durón, Gómez de Navas, Hidalgo, Moulinié, Murcia, Sanz, etc.
L’intérêt d’un festival est de favoriser l’originalité dans les programmes, sinon la prise de risque. Celui présenté par Chloé Sévère et ses comparses de l’Ensemble El Sol au Festival de Sablé, creuset de l’exploration du répertoire baroque depuis plus de quatre décennies, en offre l’illustration. Fondée en 2016, la formation affirme depuis ses débuts son orientation hispanique et latino-américaine. S’appuyant sur les manuscrits originaux qu’elle s’attache à faire revivre, elle fait redécouvrir tout un pan de création musicale marqué par l’aventure coloniale et ce que, plus tard, on appellera créolisation. C’est cependant une forme plus proche de notre histoire que défend le présent programme, ordonné autour des échanges franco-espagnols qui, à l’aube du règne du roi Soleil, ne s’étaient pas arrêtés un certain jour de juin 1660 à Saint-Jean-de-Luz.
Après un prologue instrumental venu de l’autre côté des Pyrénées et marqué par le souvenir de Louis XIII, l’alerte Clarin de los Mosqueteros del Rey de Francia de Gaspar Sanz (1640-1710), le mezzo Dagmar Šašková entonne la picturale Repicavan las campanillas, la première des deux chansons hispanophones d’un des plus importants musiciens à la cour de France avant Lully, Étienne Moulinié (1599-1676). Le sens du contraste dans la pulsation et le sentiment entre couplet et refrain se retrouve dans Aura tierna amorosa de Juan Francisco Gómez de Navas (1650-1719) comme dans la pièce de son aîné, Juan Hidalgo (1614-1685). Plus que dans cette poésie amoureuse dont la floraison trahit son époque, c’est la troisième de ce triptyque ibérique que l’instinct des pupitres d’El Sol exprime le mieux : dans les Tarentelas de Santiago de Murcia (1673-1739), le thème migre d’un soliste à l’autre avec une élégance sobre et attentive à la couleur de chacune des reprises. Cette figure de la guitare d’une dizaine d’années plus âgé que Domenico Scarlatti revient avec les variations de Las Bacas entre deux incursions dans la langue de Cervantes du luthiste et auteur d’airs de cour Gabriel Bataille (ca.1575-1630), Quien quiero entrar conmigo et El Baxel, au milieu desquels El agua del Llanto d’Hidalgo distille une douceur mélancolique. On retrouve une dernière fois l’art de Murcia dans un condensé de pittoresque plus méridional que ne peut le suggérer le titre, Jacares francesca où les percussions de Yula S se joignent à la volubilité des cordes grattées de Giulio Quirici, à la suite de l’aumône inconnue de Simón Martínez, Hagan bien por el pobre, et précédant la généreuse Jacara de Sebastián Durón (1660-1716), un des représentants de la zarzuela baroque, qui finit ses jours dans le Pays Basque français – en conclusion de la première partie de la soirée [lire notre chronique de Coronis].
La seconde partie est initiée par le retour de Juan Hidalgo, secondé par un appréciable sens de la dramatisation au fil des coplas, avant le retour du segundo estrebillo (refrain), dans Tened, parad, suspended, elementos, auquel répond Pues que me das a escoger de Bataille, jalon français imprégné d’hispanité, dont les pièces ont été transcrites et réarrangées par Victorien Disse, comme les numéros instrumentaux. Après une délicate Zarabanda francesca de Sanz, Passava amor et Si sufro por ti morena du maître français déclinent les caprices du cœur. Partant du clavecin avant de se propager d’un pupitre à l’autre, donnant à chacun un éclairage soliste qui renouvelle continûment le thème, la Pavana de Francisco Guerau (1649-1722) offre l’aperçu d’une écriture mélodique façonnée par la guitare, avant Ojos si quiereis vivir de Moulinié puis une page harmonisée par Chloé Sévère, où se reconnaît une évidente connaissance des pratiques de ce répertoire.
Si la construction du programme n’évite pas toujours certaines inerties – la maturation aidera peut-être les musiciens de l’Ensemble El Sol de passer de la résurrection des partitions à leur réinvention –, le dernier bouquet réunit les plus irrésistibles saveurs d’un concert qui se referme sur deux chansons de Bataille habilement contrastées, l’alanguissement de Claros ojos bellos capitalisant des réserves pour l’éloquence virtuose de Vuestros ojos tienen d’Amor où le mezzo calibre un mezza voce qui fait ressortir la dialectique de la passion, après les discrètes chaloupes de Yo soy la locura. Resservie en bis, cette pasacalle d’Henry Le Bailly (1590-1637), qui fut surintendant de la musique de la chambre du roi Louis XIII, offre, dans son léger flottement du rythme et de la déclamation, une tribune idéale aux ressources du chant – et ce n’est pas un hasard s’il était au répertoire d’une Monserrat Figueras, et d’autres à sa suite. Dans la lignée d’une interprétation soucieuse de séduction plus que d’aspérités, Dagmar Šašková ne s’affranchit pas d’une relative sagesse, dénominateur commun d’un programme qu’un soupçon d’épices relèverait opportunément, autant qu’il révèlerait plus clairement les intentions et le relief d’un dialogue franco-espagnol entre traditions populaires et savantes.
GC