Recherche
Chroniques
Dantons Tod | La mort de Danton
opéra de Gottfried von Einem
Il n’est un secret pour personne que Georg Büchner fut sans doute le plus grand génie allemand du théâtre, précurseur d'Ödön von Horváth et de Berthold Brecht à près d’un siècle de distance – outre-Rhin le plus prestigieux des prix littéraires porte d’ailleurs son nom. Si l’écrivain hessois, mort à vingt-quatre ans, laissa seulement trois pièces, les compositeurs s’en saisirent avec un bel appétit. Ainsi du Wozzeck d’Alban Berg (1925), le plus célèbre des opéras directement inspirés par l’œuvre du dramaturge (Woyzeck, 1837), ou celui de Manfred Gurlitt (1926) qui se tient dans l’ombre [lire nos chroniques des productions de William Kentridge, Jürgen Flimm, Dmitri Tcherniakov, Ingo Kerkhof, Guy Joosten, Christoph Marthaler, Peter Mussbach, Michel Deutsch et Rolf Liebermann].
En 1961, Kurt Schwaen s’empare de Leonce und Lena à travers un nouvel ouvrage lyrique créé en RDA. Cette féroce comédie de 1836 connait une belle carrière opératique dans les dernières décennies de l’Allemagne de l’Est, avec deux opus éponymes de Paul Dessau et de Thomas Hertel, respectivement créés à Berlin en novembre 1979 et à Greifswald en septembre 1981. Dans cette perspective, 1979 est une année faste, puisque Friedrich Schenker conçoit un opéra de chambre intitulé Büchner (qui verra le jour en 1987 à Berlin) et qu’on donne à Hambourg pour la première fois le bouleversant Jakob Lenz de Wolfgang Rihm (d’après Lenz, récit de 1835) [lire nos chroniques du 11 avril 2006 et du 5 juillet 2017].
Plus proche de nous, dans une RDA essoufflée, Dantons Tod (1835) féconde l’opéra radiophonique Die Gebeine Danton de Schenker, créé sur les ondes en 1989, comme écho du bicentenaire de la Révolution française. Une quarantaine d’années plus tôt, ce drame à la verve drue, truffée de références historiques et théoriques paraissant érudites au lecteur d’aujourd’hui, sous-titré Dramatische Bilder aus Frankreichs Schreckensherrschaft (Tableaux dramatiques de la Terreur en France), inspirait un des plus grands succès de la scène lyrique d’après-guerre. Le 6 août 1947, au Salzburger Festspiele, public et critique font un triomphe à Dantons Tod, opéra en deux actes d’un jeune Autrichien de vingt-neuf ans, Gottfried von Einem, qui signe son premier essai en la matière et son sixième opus – après Capriccio pour orchestre (1943), deux Klavierstücke (1944), un Concerto pour orchestre (1944), le ballet Prinzessin Turandot (1944) et huit Hafislieder pour voix et piano (1947).
Tout en restant proche de l’original, le livret de Boris Blacher, compositeur qui fut aussi le professeur d’Einem [lire notre chronique de Preußisches Märchen], réussit un petit miracle de concision avec un texte d’une paradoxale densité. Au même titre, le musicien livrait une partition coup de poing d’une vive efficacité. La première production de Dantons Tod gagna le Theater an der Wien à l’automne 1947 où l’ouvrage connut une nouvelle mise en scène en 1963, dans le cadre des Wiener Festwochen. Son entrée au répertoire de la grande Wiener Staatsoper eut lieu le 27 octobre 1992. Plus tard, le festival Wien Modern en proposait une nouvelle mouture, en collaboration avec la compagnie Neue Oper Wien (2010). Depuis le 24 mars, la présente mise en scène foule les planches, réalisée par Josef Ernst Köpplinger [lire notre chronique de Koukourgi de Cherubini] qui, deux ans après la disparition de Gottfried von Einem, signa la première de Luzifers Lächeln (Le sourire de Lucifer, 1996), son ultime opéra (1998). Nous assistons à la deuxième représentation d’une série de six.
Et d’emblée nous voilà conquis, tant par la performance vocale que par la direction musicale et la production. Dans les costumes d’Alfred Mayerhofer, fidèles au temps évoqué, Köpplinger fait évoluer les personnages dans un carré que délimitent des palissades de bois. Rainer Sinell a conçu ce décor de boite dont la perspective s’éclaire par une ouverture de fond qui va s’agrandissant. Des éléments épars jonchent l’espace, pour la plupart du mobilier (lit, paravent, banquette, chaises, etc.), semés dans une confusion permanente, celle de la Terreur, de ses incessantes batailles de chapelles et de son infernal quota d’exécutions. La caractérisation des rôles est grandement favorisée par le choix des tessitures qu’effectua le compositeur. À la rapidité de l’action (joué sans entracte, l’opéra dure quatre-vingt-dix minutes) répondent des incarnations évidentes qui ne s’encombrent d’aucun psychologisme théâtreux. Ainsi la frustre marionnette montrée par un agitateur au peuple pour en exciter la vindicte résume-t-elle assez le procédé dramatique dominant. Face à l’horreur et l’incendie, Lucile tient contre son ventre la tête coupée, recueillie dans la chemise du mort. Les derniers mots, parlés, font froid dans le dos – « vive le roi ! ».
Au pupitre, on retrouve l’excellente Susanna Mälkki, décidément fort investie dans le domaine lyrique [lire notre entretien]. C’est d’une admirable énergie qu’elle propulse immédiatement l’écoute dans l’action, soignant tour à tour le climat de libertinage, dépeint par une musique ivre, les interludes déglingués presque jazzy, hérités de Kurt Weill, ou les moments de quasi pastiche baroque, au fil d’une lecture drument menée. Chaque trait solistique est minutieusement accompli par les musiciens de l’Orchester des Wiener Staatsoper (notamment des cuivres extraordinaires). Préparés par Martin Schebesta, les artistes du Chœur maison ne sont pas en reste, surtout grâce à ce glissement ingénieux que le livret opère avec les répliques initialement attribuées aux ténors de la révolution. Mêlant diverses références (La carmagnole, Marseillaise, etc.), cette Mort de Danton convoque un côté comédie musicale loyalement assumé par les interprètes. On admire l’interlude glacé, la marche lugubre du dernier tableau, la profondeur saisissante des cordes (façon Chostakovitch) sur la déploration du héros par Lucile, chœur bouches fermées en coulisse.
Sur une douzaine de rôles tous bien tenus, certains retiennent plus l’oreille. Lydia Rathkolb cultive l’abattage nécessaire à l’Épouse, dans une scène de ménage haute en couleur, vécue en pleine rue, avec Simon, Wolfgang Bankl très puissant. Wolfram Igor Derntl donne un Jeune homme à la voix claire, parfaitement utilisée. Basse solide, Ayk Martirossian livre un Saint-Just équilibré. L’aigu fulgurant, la présence attachante et le grave nourri d’Olga Bezsmertna font une Lucile remarquable. L’évidente tendresse de timbre d’Herbert Lippert trouve peu à peu à se vaillamment stabiliser dans la partie peut-être malaisée de Camille Desmoulins. Thomas Ebenstein possède un ténor délicatement serti dont use son chant infiniment précis – voilà bien de quoi pourvoir Robespierre de sa redoutable autorité. D’une voix posée, presque angélique, il sert les discours fanatiques de l’Incorruptible. Enfin, on retrouve le baryton Wolfgang Koch dans le rôle principal, d’abord d’une émission un rien ombrée puis de plus en plus prégnant [lire nos chroniques du 31 juillet 2016 et du 18 février 2017]. Son grand et noueux monologue final est incroyablement invasif.
En 1957, un autre opéra sur la Terreur chantait « mourir n’est rien » (Poulenc, Dialogue des carmélites) ; ici, le commentaire « mourir en public est une bien belle chose » laisse pantois, un tas de cadavres en bonne santé pourrissant sur la scène. Une nouvelle fois, Dantons Tod rencontre aujourd’hui un succès retentissant qui lève la salle.
BB