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Chroniques
Das Rheingold | L’or du Rhin
opéra de Richard Wagner
En 2003, la scène lyrique de Covent Garden accueillait le Ring dans une mise en scène signée Alexander Zeldin et coproduite avec le Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg. À cette occasion, Valery Gergiev était au pupitre. S’ensuivit une reprise de l’intégralité du cycle en 2009, l’institution russe faisant paraître dans la foulée son enregistrement discographique. Deux décennies plus tard, la maison londonienne ouvre une nouvelle aventure wagnérienne dont la réalisation s’étirera sur quatre saisons. Confiée à Barrie Kosky, cette tétralogie naît cette année. Outre d’inaugurer 2023/24 à la Royal Opera House, elle fait aussi événement pour être la dernière production que défendra Antonio Pappano dont le mandat s’achève dans quelques mois. Après ce Rheingold qui vient couronner plus de vingt ans d’une direction musicale fort appréciée, c’est en invité que le chef d’origine italienne retrouvera les musiciens qu’il connaît tant – pour Die Walküre (2024), Siegfried (2025) et Götterdämmerung (2026).
Ainsi, quelques jours avant la première du Ring bruxellois de Romeo Castellucci, découvrons-nous celui-ci au cinéma L’Escurial, grâce à Live Royal Opera House qui déjà nous avait téléportés, pour ainsi dire, vers d’autres grands soirs [lire nos chroniques de Parsifal, Boris Godounov et Lucia di Lammermoor]. Le dispositif scénique de Rufus Didwiszus est recouvert de hardes, comme après abandon des lieux, lorsqu’une lumière pâle le dessine à peine. Une silhouette apparaît à droite du plateau et marche précautionneusement, marquant un bref arrêt de confort après chaque pas. Entièrement nue, cette femme âgée prend, en silence, le temps d’installer une ambiance spéciale, comme jamais rencontrée dans les représentations de l’ouvrage. La musique commence, celle des flots du Rhin, tandis que la dame, droite et concentrée, tourne tranquillement sur elle-même grâce à une petite tournette dont le diamètre au sol ne peut abriter rien de plus que ses pieds. Aux toiles d’apparence poussiéreuse de se lever – comme rideau de scène, au fond –, laissant apparaitre un arbre calciné des nœuds duquel surgissent bientôt les Rheintöchter.
À partir de ce moment, donc à partir du chant, l’espièglerie de Kosky se révèle jusque dans le moindre détail de jeu, les chanteurs s’y investissant sans compter, semble-t-il. Aux farceuses et cruelles Filles du Rhin répond un Alberich lubrique à souhait. La scène suivante rassemble les dieux dans un pique-nique franchement drôle où se montrent des caractères bien trempés, grâce à une direction d’acteurs qui n’a rien laissé au hasard. Cette humeur facétieuse est abondamment nourrie durant la majeure partie du spectacle auquel assiste, et par moment prend part, la doyenne qui l’inaugurait, Rose Knox-Peebles, tour à tour spectatrice elle-même ou discrète soubrette qui, pour arborer la vêture de sa fonction, n’en oublie pas moins de l’accomplir sans pour autant attenter à la tolérance inattentive de supérieurs accaparés par d’autres enjeux. Mais voilà qu’Erda survient de la nuit des temps pour ordonner à Wotan de rendre l’anneau au gardienne du fleuve : dans l’obscurité, l’actrice, dans la nudité du début, incarne la souveraine mise en garde dont la voix tombe de nulle part, impérieuse. Saisissant, l’instant fait radicalement basculer le ton de la mise en scène et bouleverse. De lui naîtrons, assurément, les chapitres à venir. Mêlant tenues bourgeoises de campagne et vêtements décontractés du week-end en famille, les costumes de Victoria Behr raconte à eux seuls les dernières heures d’attente avant l’accès au Walhalla comme les extravagantes tenues de cérémonie en signalent l’avènement [lire nos chroniques de Trois sœurs, Medea et La bohème à Amsterdam]. Une nouvelle fois, l’ingénieux Alessandro Carletti cisèle savamment la lumière qui, à sa manière, raconte également quelque chose [lire nos chroniques de La scala di seta, La donna del lago, La pucelle d’Orléans, Der ferne Klang, Nabucco, Marino Faliero, Béatrice et Bénédict et Le château de Barbe-Bleue].
Une distribution de fort bon niveau se fait championne zélée de ce Rheingold très convaincant. D’emblée l’on admire la cohésion parfaite des trois naïades, remarquablement chantées par le contralto maltais Marvic Monreal, le mezzo-soprano irlandais Niamh O'Sullivan [lire nos chroniques de Der zerbrochene Krug, De la maison des morts et Lalla-Roukh] et le soprano kirghize Katharina Konradi [lire notre chronique de Tannhäuser]. La plénitude vocale de Wiebke Lehmkuhl magnifie la partie d’Erda [lire nos chroniques de Die Walküre, Theodora, Szenen aus der Leben der Heiligen Johanna, Die Zauberflöte, Der Rosenkavalier à Salzbourg, Heilig ist Gott et Das Rheingold]. Le ténor Rodrick Dixon offre une souplesse flatteuse à Froh quand le baryton ferme et le charisme de Kostas Smoriginas profitent à Donner [lire nos chroniques de La bohème à Londres, Te Deum, Le démon, Aleko, Don Giovanni et Eugène Onéguine]. Deux géants de belle tenue, aux nettes allures mafieuses, servent leur partie avec avantage : l’excellent In Sung Sim, Fasolt d’une saine souplesse [lire nos chroniques d’I puritani, Turandot et La Wally] et le robuste Soloman Howard, impressionnant. On retrouve avec plaisir Christopher Purves en Alberich tout terrain dont satisfait l’extrême tonicité [lire nos chroniques de The perfect American, Written on skin, Moses und Aron, Götterdämmerung, Saul, La damnation de Faust et Falstaff]. Le jeune Brenton Ryan compose un Mime vaillant et athlétique, aux antipodes du stéréotype du rôle dont il magnifie royalement la ligne vocale [lire notre chronique de Die Entführung aus dem Serail]. On découvre la pureté d’émission et l’expressivité puissante de Kiandra Howarth en Freia. D’une autorité parfois entravée par un vibrato qui commence à devenir encombrant, Christopher Maltman campe un Wotan judicieusement capricieux [lire nos chroniques de Giulio Cesare in Egitto, Dido and Æneas, Gawain, Das Liebesverbot, Die Gezeichneten, Lyrische Sinfonie, A sea symphony, Œdipe à Salzbourg puis à Paris, Roméo et Juliette, enfin Parsifal]. Lui répond l’immense Fricka, très en voix, de Marina Prudenskaya, au gouvernail d’un personnage vertement redoutable.
Enfin, la rencontre du jour n’est autre que le très incisif Sean Panikkar en Loge [lire nos chroniques d’Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny à Aix-en-Provence, The Bassarids à Salzbourg puis à Berlin, Intolleranza 1960 à Salzbourg et à Berlin]. Ce follet-là, ponctuant ses interventions d’un rire inénarrable et fascinant, met le feu au beau travail de Barrie Kosky [lire nos chroniques de Die schweigsame Frau, Tristan und Isolde, L’ange de feu, La foire de Sorotchintsy, Die Meistersinger von Nürnberg, Pelléas et Mélisande, Agrippina, Le prince Igor, Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny à Berlin, Der Rosenkavalier, Káťa Kabanová, Semele, Le coq d’or et Dialogues des carmélites]. À la tête de son Orchestra of the Royal Opera House, maestro Pappano mène une interprétation haletante et foisonnante qui bénéficie d’un sain équilibre entre pupitres et d’une vigueur rare. On attend la suite de ce prologue avec grande impatience !
BB