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Chroniques
Das Rheingold | L’or du Rhin
opéra de Richard Wagner
En cet automne un rien tardif, deux nouveaux Ring sont amorcés de part et d’autre de la Manche. Après le Rheingold londonien de Barrie Kosky [lire notre chronique du 13 octobre 2023], découvrons celui de Bruxelles que le Théâtre royal de La Monnaie a confié à Romeo Castellucci. À ce Prologue des trois journées, l’artiste italien a imaginé un prélude : dans le silence, l’anneau, sous une lumière obombrée, tournoie en une ronde bientôt précitée jusqu’à l’inertie via une rude trépignation. Au chef d’alors lever la main pour ouvrir, dans l’obscurité, les premiers pas musicaux de l’aventure.
Seul éclairé, le cadre de scène est presque miroir à maquiller. En cour, des silhouettes féminines nues se devinent dans la pénombre. Blanche chevelure filasse de vieillard, nez torve et difformités corporelles sont les atours sous lesquels, en jardin, apparaît Alberich accroché à une poutre métallique comme le Christ à son supplice. Assisté de Benedikt Zehm pour la lumière et de Cindy Van Acker quant à la chorégraphie, Castellucci invite bientôt les trois Rheintöchter muettes qui accompagnent les chantantes sous une chute d’eau dont la fumée double l’effet. Sans contact, donc sans illustrer la narration par le jeu, il insiste sur le caractère légendaire de la rencontre. Le flot envahi la fosse et déborde vers le public, comme inondant le théâtre, tandis qu’un faisceau gracile figure l’éclat de l’or. Lorsque disparaissent les belles, la scène se lève. Cet impressionnant mouvement du décor conçu avec la collaboration de Paola Villani, mouvement qu’on peut également lire comme un lever de rideau, mène Alberich et nous-mêmes face à un mur mouillé dont des coulures ocres ponctuent la surface noire.
Est alors installé un univers muséal de reliefs anciens, de statues antiques, etc., intégralement blanc sur fond blanc, suspendu : des figurants quasiment nus roulent sous le mur vers le bord du plateau. Sur ces corps mouvants marchent Wotan et Fricka, souverains en robe noire et couronne. Et Donner et Froh de tenter d’en faire de même, avec une maladresse pathétique. Les dieux sont tous en robe noire à ceinture haute, seule Freia portant un fichu sur le chef. L’échange entre Wotan et Fricka ne renonce pas à ce hiératisme sévère. Un théâtre nouveau survient, celui des géants : pantalon maculé de plâtre et torse nu, les colosses bâtisseurs ouvrent systématiquement la bouche de concert ; lorsque l’un chante, l’autre effectue un playback parfait induisant une gémellité absolue qu’on devine désintégrée plus tard par la malédiction de l’or. C’est précisément sous le signe de la fraternité – amour et haine – que Castellucci semble envisager son Ring : de fait, la sororité des Filles du Rhin, la gémellité des géants, l’usine qui réunit Alberich et Mime et jusqu’à Freia, rançon de ces derniers mais encore sœur des puissants, occupent grande part du livret.
Des colosses les dieux ne daignent point approcher. Aussi sont-ce des enfants qui les figurent, ouvrant eux-aussi la bouche lorsqu’il le faut tandis que Wotan chante en coulisses. Exprimant à la fois mépris et manque de courage, cette idée présente encore l’avantage d’appuyer la présence vocale écrasante des géants sur la scène, en comparaison avec l’écho des coulisses, forcément éteint. Quelques figurants sont enfermés sous un socle pesant, ainsi que la petite Freia prisonnière des formes d’une statue couchée au sol. Image de souffrance, voire d’esclavage, tous se tortillent dans l’espoir d’échapper à la douleur de ces poids.
Arrive alors Loge, opulent farceur muni d’un faux bras dont le creux de la main s’orne d’une flamme vive. Le costume se démarque grandement de l’unité régnante : il désigne une sorte de touriste, extérieur à l’argument, ce demi-dieu qu’il revendique être – Clara Rosina Straßer participe de la réalisation des vêtures. Pourtant, il semble que Castellucci n’ait guère su quoi faire du personnage auquel il prête divers gags plutôt creux. Distançant toujours la lettre, il convoque de hauts portraits des grands interprètes wagnériens du passé dont Loge macule joyeusement le visage – allusion hergéenne en son pays : Alcazar projetant de l’encre noir au visage du représentant d’une compagnie pétrolière (L’oreille cassée, Casterman, 1937) ? La face inondée du vilain Müller par le revolver à encre du mioche Abdallah (L’or noir, Casterman, 1950) ?... Lorsqu’il est plus sérieusement question de l’anneau, les dieux viennent en personne affronter les bâtisseurs. Ne s’arrêtant pas en si bon chemin, Loge entarte à son tour l’effigie du Wotan du soir – est-ce à dire que le feu est déjà maître du crépuscule à venir ?... Avec la pénurie de pommes magiques, voici les dieux en vieillards, tels les pensionnaires d’une maison de retraite d’aujourd’hui.
Le Nibelheim de la troisième scène est évoqué par une chorégraphie d’ouvriers munis d’outils, façon Metropolis. Aucune caricature n’est concédée à la composition de Mime. Dans ce monde-ci, Loge et Wotan pénètrent munis de capes noires à capuchon. Mais le tableau jamais ne fonctionnera : outre l’abus du faux bras de l’épisode précédent, le déroulement en est assez confus, y compris la transformation d’Alberich en Wurm, peu probante. En revanche, celui-ci se défait de son masque – de sa peau, au fond – pour se faire crapaud. C’est de ce vestige que les dieux se saisissent, humiliant leur victime, bientôt entièrement nue. Le dispositif change : ficelé à l’anneau relié à des câbles actionnés par un interrupteur, Alberich est mis à la torture, après avoir été maculé d’une poix gluante. Encre ou pétrole, rien n’est sûr, même si le souvenir de Moses und Aaron fait pencher vers la deuxième solution [lire notre chronique du 20 octobre 2015]. D’une violence inouïe, la séquence est proprement terrifiante. Tout pouvoir perdu, Alberich assène son âpre malédiction en barbouillant de la même matière la partie gauche de la face de Wotan, celui-ci lui remettant alors une étoile noire à placer sur le mur blanc. De quoi s’agit-il ? D’indices qu’éclaireront les trois chapitres encore à venir.
Pour l’ultime scène, les dieux sont en blanc. Les géants, dont le plexus s’orne désormais d’un rond noir, amènent la captive dans un sac poubelle. Alors que les figurants brossent la matière blanche d’un cercle dessiné dans le mur et y font peu à peu apparaître une surface dorée, deux grands sauriens, pendus tête en bas, sont descendus des cintres. Chaque géant en tient un par la queue, opérant une sorte de danse magique de la mesure de l’or. Dans la confusion, Erda s’élève au cœur des figurants, sous une lumière traversant les âges. Dépourvue de sa tête, une statue sacrée orientale a pris place en fond-jardin. Chacun doté de sa propre voix, les colosses se querellent, Fafner abattant le crocodile Fasolt, mais encore – et cela, on ne le vit jamais – pleurant dès après le frère qu’il a tué : le fratricide est le vrai péché originel [lire notre chronique d’Il primo omicidio]. Das Rheingold s’achève sur le plongeon arrière de chaque protagoniste dans le vide, hormis Loge le ricaneur. Sans doute cette description parut-elle fastidieuse ; pourtant, à ce stade du Ring, c’est elle qui en marque les jalons.
Au pupitre d’un orchestre Symphonique de La Monnaie en bonne forme, Alain Altinoglu (son directeur musical) mène habilement la représentation en profitant de chaque aspect de la partition. Sa lecture clarifie souvent ce que la performance scénique laisse dans l’ombre. Prenant minutieusement soin de l’équilibre, le chef, très à l’écoute, ne couvre jamais les voix. Ainsi l’expressivité de chacune agit-elle sans obstacle. Il en faut noter la saine unité de formats, malgré un trio de Rheintöchter qui ne paraît pas à son meilleur en cette deuxième représentation : en effet, Eleonore Marguerre accuse une légère instabilité en Woglinde cependant généreuse [lire nos chroniques de Der Zwerg, Das Rheingold et Guerre et paix], le vibrato de Jelena Kordić ternit le timbre de Wellgunde [lire notre chronique de Salome à Mannheim], Christel Loetzsch se jouant sans faille, quant à elle, de la partie de Flosshilde. Nora Gubisch fait entendre un timbre abyssal en Erda.
Sept ans après la Tétralogie mise en espace par Opera North au Royal Festival Hall (Londres) [lire notre chronique 28 juin 2016], le baryton Andrew Foster-Williams retrouve la partie de Donner où, malgré une expérience wagnérienne certaine [lire nos chroniques de Götterdämmerung, Lohengrin et Tristan und Isolde à Bruxelles], ses moyens paraissent, cette fois, assez limités pour que son Donner convainque peu [lire nos chroniques de Les Boréades, Dardanus, Deidamia, Die Jahreszeiten, Sémiramis, Dimitri, Cinq-Mars, Guillaume Tell, Dante, Proserpine et Mosè in Egitto]. En revanche, Julian Hubbard est assurément un Froh luxueux qui fait bel effet [lire nos chroniques de Rusalka, Il prigioniero et Parsifal à Palerme]. Les fulgurances d’Anett Fritsch sont idéales en Freia [lire nos chroniques de Rinaldo et des Nozze di Figaro]. Loin des courantes caricatures, le Mime de Peter Hoare bénéficie d’un timbre sain et d’un chant parfaitement fiable, au service d’un personnage discret qui ne geint pas outrageusement [lire nos chroniques de Cœur de chien, De la maison des morts à Aix-en-Provence puis à Londres, Die Soldaten à Bochum et à Zurich, enfin Lessons in love and violence].
Vraisemblablement choisi pour la proximité de leurs voix, propre à créer chez le spectateur la confusion nécessaire à la mise en scène, les géants sont tous deux généreusement sonores. Le cuivre flatteur d’Ante Jerkunica illumine Fasolt [lire nos chroniques de Königskinder, I Capuleti e Montecchi, Die Walküre, Tristan und Isolde à Essen, Das Liebesverbot, Die Zauberflöte, Boris Godounov, La bohème, Le conte du tsar Saltan et Parsifal à Strasbourg], quand l’autorité certaine de Wilhelm Schwinghammer paraît plus noire encore en Fafner qui laisse toutefois deviner des accents de tendresse [lire nos chroniques bayreuthiennes de Tannhäuser, Das Rheingold et Siegfried]. La vaillance et la clarté du ténor Nicky Spence font un Loge évident, sans effort [lire nos chroniques des Meistersinger von Nürnberg et de Jenůfa]. La surprise n’est pas des moindres d’entendre Marie-Nicole Lemieux en Fricka, efficace et de bon aloi, enfin lyrique dans les derniers accents du rôle. Doté de la bonne longueur de voix, d’une émission incisive et d’une riche couleur vocale, le baryton-basse hongrois Gábor Bretz livre un Wotan admirable dans sa nature toujours infiniment musical [lire nos chroniques de Tannhäuser à Budapest, Gurrelieder, Elektra, Faust, Don Quichotte, Messa da Requiem, Fidelio à Vienne puis à Paris, enfin Salome à Salzbourg et à Aix-en-Provence].
La rencontre du jour est sans conteste l’Alberich écrasant de Scott Hendricks. D’une voix extrêmement assurée, robuste comme son torse puissant et ses épaules musculeuses, le baryton texan déploie des moyens vocaux impressionnant qu’il décline avec une hargne fort expressive. Loin d’un nain banal, le rôle gagne un relief inouï, et plus encore lorsqu’il est autant investi dans la mise en scène. La qualité du chant, volontiers lié [lire nos chroniques de Death in Venice, La Gioconda et Siberia], s’impose jusqu’à une malédiction habitée d’âpre certitude, passé l’horreur de la torture, très loyalement assumée par l’acteur. À l’issue de la représentation, il nous tarde d’aborder Die Walküre !
BB