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Chroniques
Das Rheingold | L’or du Rhin
opéra de Richard Wagner
À Bayreuth, c'est un peu comme si le théâtre finissait toujours par l'emporter sur le cinéma. Après Ingmar Bergman (1976) et Lars von Trier (2006), c'est au tour de Wim Wenders de décliner la proposition de monter l'édition 2013 de l'Anneau du Niebelung. À sa place, c'est à Frank Castorf que la direction du festival a décidé de confier les rênes du Ring du bicentenaire. Enfant terrible de la scène allemande et directeur de la sulfureuse Volksbühne de Berlin, Castorf est peu connu en France. Ses récents passages dans l'Hexagone (La dame aux camélias et Die Hamletmaschine) ont divisé profondément le public du Théâtre de l'Odéon. C'est donc peu de dire que sa réputation iconoclaste l'a précédé à Bayreuth, soulevant çà et là craintes et interrogations parmi les wagnériens.
Disons-le tout de suite, le bilan de ces quatre journées est pourtant très positif, n'en déplaise aux contempteurs d'un théâtre qui aime prendre à rebrousse-poil son public et créer la surprise au moment où l’on s'y attend le moins. On se félicite a posteriori d'une décision, certes de repli, mais qui permet à Bayreuth de rester fidèle à ses principes d'atelier de création artistique plutôt que de mausolée fétichiste.
Le principe central de la démarche de Castorf est de considérer le Ring du haut d'un des jugements péremptoires dont il est coutumier : un « beau bordel »… Loin de chercher à éclaircir les lignes, la proposition scénographique joue au contraire la carte du brouillage des codes. La reconstruction opère à l'intérieur même de la structure narrative en donnant naissance à toute une série de narrations secondaires qui subdivisent en autant de « moments-théâtre » la trame générale. Pour comprendre cette démarche délirante, abandonnerl'idée que les répétitions aient pu se dérouler linéairement du prologue à la dernière journée. Castorf et son équipe ont en effet misé sur les aléas des calendriers des chanteurs, en commençant par Siegfried pour finir par Rheingold. Les inévitables effets de discontinuité et de disparité qui résultent de ce travail s'estompent rapidement pour le spectateur qui saura regarder ses quatre journées avec du recul.
Premier volet du Ring – et dernière œuvre en date dans l'ordre des répétitions – Das Rheingold est à nos yeux la grande réussite de cette production. Non pas que le rythme faiblisse par la suite ou que le travail du metteur en scène soit « bâclé », mais c'est bien dans cet opéra que s'amalgament le mieux les idées et les intentions.
Avis aux âmes sensibles, nous sommes au Golden Motel, au bord de la Route 66 – le Rhin est une piscine autour de laquelle jouent trois bimbos peroxydées qui étendent des petites culottes. L'ensemble oscille vaguement entre Edward Hopper et les séries des années soixante, vision humoristique et désenchantée du rêve américain englué dans la consommation et le divertissement à bon compte. Or noir et malédiction du monde contemporain, le pétrole sert de métaphore filée à l'ensemble du cycle. Une minable station TEXACO jouxte le motel, comme pour mieux marquer l'omniprésence de cette religion du futile et de l'éphémère. Ce théâtre de la cruauté opère par l'exhibition du visqueux et du dégueulasse, sombre métaphysique de la vulgarité d'un monde réduit à la consommation. Au final, on n'en voudra pas à Alberich de maudire l'amour (c'est bien la moindre des choses), interrompant les activités barbecue-bronzette des trois donzelles en petite tenue.
Cette viscosité des âmes et de l'or noir s'accommode bien d'un Wotan gérant de station-service et fier de son Dixie Flag (drapeau des confédérés sudistes). Dérangé dans ses ébats avec Freia et Fricka, il ne vaut guère mieux qu'Alberich, son double en psychopathie et obsessions sexuelles. Rien d'étonnant à voir débarquer Fasolt et Fafner grimés en bandits de bande dessinée, avec barbe, tatouages et battes de baseball. L'hilarité gagne la salle quand à leur tour surgissent Froh et Donner, improbables et ridicules flics de série Z.
À la différence d'autres spectacles qui utilisent la vidéo en temps réel comme badigeon cosmétique, Frank Castorf a fait appel à Andreas Deinert et Jens Crull afin d'intégrer totalement ce moyen technique au service du message esthétique et politique. Filmés en caméra subjective, ces visuels très violents sont projetés en continu au-dessus du Motel, tel un drive-in obscène et obsédant. Les zooms impudiques dans le réel de ces êtres désarticulés accentuent la vision crue d'un monde séparé entre prédateurs dégénérés et mobilier sexuel. Au diable la « vraisemblance » d'un livret forcément détourné où l'on devine, plus qu'on ne les voit vraiment, les Niebelungen occupés à forger l'or. Tout juste pourraient-ils s'apparenter à ces employés humiliés, petites mains et Lumpenproletariat de la grande machine capitaliste.
On pourrait être déçu de ne pas retrouver le rendu spectaculaire à la hauteur de l'imagination débordante de Wagner dans son livret. On sent bien que les métamorphoses d'Alberich, les dragons, les crapauds, tout ça n'intéresse pas le metteur en scène… Peu importe, à la vérité, puisque le délire des scènes mimées maintient l'attention et le décalage avec le « sérieux » de l'action. Tout s'accélère efficacement au fur et à mesure qu'on progresse vers la conclusion, notamment dans la manière à la fois vulgaire et violente de montrer les lingots d'or directement posés sur le corps de Freia, comme pour mieux accentuer le marché sordide dont elle fait l'objet. Fasolt est tué en gros plan (façon télé-réalité), tandis que Loge joue les paparazzi et qu'apparaît soudain Erda, vieille gloire et demi-mondaine tout droit sortie d'un film de Cassavetes. L'orage menace (superbes lumières de Rainer Casper) et le coup de marteau de Donner peine à rétablir l'enseigne lumineuse. Comme toujours avec ces jeux de chausse-trappe que tend la mise en scène, l'essentiel est ailleurs ; tandis que dansent les zombies dans le bar et que tout le monde est assemblé autour de Wotan pour l'entendre déclamer les mérites de sa petite entreprise, Loge répand de l'essence, allume un briquet et se ravise au dernier moment, fier de son effet mais décidément maître du jeu.
La bonne tenue du plateau complète l'impression positive de ce prologue. Les seconds rôles se tirent particulièrement bien d'un théâtre qui leur est tout entier dévolu mais les rôles principaux n'en restent pas moins sur la touche. Les Filles du Rhin sont fort cohérentes, surtout Julia Rutigliano (Wellgunde) et Okka von der Dammerau (Flosshilde). Mirella Hagen (Woglinde et plus tard L’Oiseau dans Siegfried) pèche un peu par des aigus tirés à la limite de la stridence. La jeune Elisabet Strid campe une Freia à la ligne frêle et instable. Nadine Weissmann est une Erda exceptionnelle [lire nos critiques DVD du Ring de Weimar : Das Rheingold, Siegfried et Götterdämmerung, et notre chronique du 9 mai 2010], mélange de volupté et de poison parfaitement rendu par un timbre sombre et capiteux. La sensualité et la chair manquent parfois à la Fricka de Claudia Mahnke, un peu étriquée en ce début de cycle, tout comme le Wotan de Wolfgang Koch qui semble se réserver pour la suite et dont ne cesseront de s'affirmer l'assurance et l'autorité. Martin Winkler (Alberich) nasalise beaucoup avant de se déployer pour offrir une appréciable malédiction de l'anneau. Face à lui, Burkhard Ulrich (Mime) est confondant de justesse et de présence. La voix est pleine et mordante, un vrai plaisir d'écoute. Le Donner d'Oleksandr Pushniak étant assez quelconque, on notera la belle intervention de Lothar Odinius (Froh) dans la quatrième scène. Norbert Ernst n'est pas un Loge narquois ni malicieux ; la projection n'est pas toujours irréprochable, un brin trop nerveuse par moments. Les deux basses Günther Groissböck (Fasolt) [lire notre entretien] et Sorin Coliban (Fafner) rivalisent de noblesse et de puissance, le dernier étant assurément une des découvertes les plus étonnantes de cette édition.
Autre découverte majeure et carte maîtresse de ce Ring, le jeune chef Kirill Petrenko investit avec succès la fosse de Bayreuth [lire notre chronique du 4 juin 2011]. Son baptême du feu remonte à 2001, à l'époque en contrat à Meiningen. Il a depuis occupé le poste de directeur musical à la Komische Oper de Berlin et succèdera la saison prochaine à Kent Nagano à Munich. Son Rheingold sonne assez neutre dans les premières scènes, avec une attention toute particulière à l'équilibre des cuivres et des cordes, sans pouvoir cependant éviter quelques pailles. La progression vers le Niebelheim libère de belles transitions de paliers dynamiques. On est admiratif d'entendre une battue si nette dans le détail et qui ne laisse pas de répit au flux. C'est vivace et sans grandiloquence, d'une dimension encore trop discrète compte tenu de ce qu'il donnera par la suite…
DV