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Chroniques
Das Wunder der Heliane | Le miracle d‘Heliane
opéra d’Erich Wolfgang Korngold
Enfin, une maison d’opéra ose explorer le catalogue de Korngold au delà de Die tote Stadt, unique ouvrage régulièrement programmé [lire nos chroniques des productions de Strasbourg, Vienne, Nancy et Helsinki] ! Achevé en 1927, Das Wunder der Heliane est un conte cruel écrit sur un livret d’Hans Müller d’après Die Heilige (1917), mystère de l’expressionniste hongrois Hans Kaltneker (1895-1919). Dans nos colonnes, il fut signalé comme sans doute impossible à la scène, lors de la réédition du seul enregistrement disponible à ce jour, réalisé en 1993 par John Mauceri – on se réfèrera d’ailleurs avec avantage à cet article pour comprendre l’argument [lire notre critique du CD]. Pourtant, Gand l’avait déjà honoré en 1970, bien après que la marée brune l’ait éliminé du répertoire des théâtres allemands et autrichiens – cette nouvelle production à l’Opera Vlaanderen (Opéra des Flandres) n’est donc pas une première belge.
On y retrouve cette emphase lyrique empreinte de nostalgie qui caractérise l’écriture de Korngold. Il serait faux de considérer qu’elle vient de son métier de compositeur de cinéma. C’est exactement l’inverse : à Hollywood, Korngold importa d’une Vienne postromantique cette faconde à l’eau de rose qui fit immédiatement recette sur les écrans – pionnier, il fut en fait l’inventeur de la musique de film, directement héritée de ses opéras. Dans ce drame politique et amoureux, dont certains aspects croisent Der König Kandaules de Zemlinsky [lire notre chronique du 7 mars 2006 et notre critique du CD], l’on entend plutôt le Puccini de Turandot et deMadama Butterfly, le Mahler des Huitième, Dixième etQuatrième symphonies, le Strauss de Salome et l’Alfano de Sakùntala [lire notre chronique du 19 novembre 2016] qu’un quelconque souvenir wagnérien, en réalité totalement absent du style de Korngold.
Outre la difficulté scénique des trois actes, il faut en surmonter l’exigence musicale, que l’on pourrait qualifier d’expérience-limite en son genre ! Une orchestration qui met à mal les équilibres traditionnels, non seulement entre le plateau et la fosse mais dans la fosse elle-même, un fil toujours tendu à se rompre, tout concourt à faire de Das Wunder der Heliane un casse-voix et un casse-tête des plus redoutables. À la tête du Symfonisch Orkest Opera Vlaanderen, Alexander Joel ne compte pas ses efforts pour rendre au mieux cette partition presque démente dans les moyens qu’elle convoque. Les excès de l’intrigue se concentre dans la fosse, la sensualité aussi, la couleur, ainsi que l’urgence et la violence. Ce n’était pas gagné d’avance, avec un matériel aussi fou, mais c’est bien là la composante la mieux réussie de la soirée. Les voix des Kinderkoor et Koor Opera Vlaanderen (Jan Schweiger) servent efficacement la représentation, avec une puissance particulièrement à l’œuvre dans le dernier acte. Sortis de ses rangs, Nam Hee Kim et Chia-Fen Wu assurent depuis les coulisses les Voix séraphiques.
Le plateau vocal est pléthorique, c’est le moins qu’on puisse dire ! La quinzaine de solistes requise est encore un obstacle à la popularité de l’œuvre. Erik Dello, Mark Gough, William Helliwell, Thomas Mürk, Onno Pels et Thierry Vallier s’acquittent honorablement de la partie des Six Juges. Il faut saluer la prestation brève mais idéale de Dejan Toshev en Jeune homme. Par une ligne noblement phrasée, la jeune basse finlandaise Markus Suihkonen campe un élégant Geôlier. Denzil Delaere prête un ténor clair mais sûr au rôle du Juge aveugle.
On retrouve avec plaisir quelques grandes voix. Le mezzo-soprano Natascha Petrinsky donne une Messagère puissante, malheureusement caricaturée par la mise en scène. Au Tyran, Tómas Tómasson apporte la noirceur de timbre indispensable, mais on regrette que son implication dans le jeu s’effectue parfois au détriment de la musicalité. L’Étranger est assurément l’un des rôles d’Heldentenor les plus éprouvants. Ian Storey s’en sort bien, même si l’on sent qu’il peine un peu. En tout cas, l’incarnation est réussie, dans le jeu et dans la voix.
La première ombre au tableau s’appelle Ausrine Stundyte. Le soprano dramatique lituanien accuse une usure vocale étonnante et désagréable qui malmène le chant d’Heliane. Non seulement le vibrato prend des proportions anormales chez une chanteuse de son âge, côtoyant l’instabilité, mais des écueils de justesse sont trop fréquents. Il faut lui pardonner un jeu d’une grande vulgarité, vraisemblablement convoqué par le metteur en scène. Et là, nous touchons l’autre ombre du tableau ! La présente décennie paraîtra bientôt celle d’artistes obsédés par un message à dire sur notre société, au point de lessiver les œuvres qu’ils abordent sous une pluie unique de poncifs attendus. Qu’ils s’appellent Calixto Bieito, Ivo van Hove ou Martin Kušej, ils font tous la même chose, sans imagination et sans honnêteté intellectuelle, comme ici David Bösch : il embrouille si bien un argument difficile dans une fantasmagorie misérabiliste d’anticipation postnucléaire qu’il accomplit l’exploit d’en gommer toute dimension véritablement politique – chapeau ! Ne parions pas sur la version que Christof Loy signera en mars prochain à la Deutsche Oper (Berlin), si ce n’est pour le casting, hautement prometteur…
HK