Chroniques

par michel slama

Deborah Voigt chante Strauss
Orchestre National de France dirigé par Kurt Masur

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 23 juin 2005
le soprano Deborah Voigt photographié par Joanne Savio
© joanne savio

Kurt Masur propose un concert entièrement dédié à l'un de ses compositeurs de prédilection, Richard Strauss, avec deux poèmes symphoniques et deux œuvres lyriques du compositeur munichois, défendus par l’Orchestre National de France et le soprano américain Deborah Voigt, complice du chef silésien depuis l'époque où il dirigeait le prestigieux New York Philharmonic avec lequel ils enregistrèrent les Vier letzte Lieder mis au programme de ce soir.

Après trente-cinq minutes de retard dû aux violentes intempéries qui ont frappé Paris cette fin d'après-midi, l'orchestre commence par Don Juan Op.20, premier poème symphonique de Strauss, composé en 1888. Le résultat est décevant : après un début chaotique, le chef ne parvient pas à imposer une vision cohérente de l'œuvre, confondant passion avec précipitation et violence. Sa lecture s'avère sans nuances, malgré une bravoure exceptionnelle des pupitres de cuivres.

Déception encore plus lourde pour les tant attendus Vier letzte Lieder Op.150 : le soprano et le chef présentent une approche surprenante des ultimes chefs d'œuvres de Strauss, écrits entre 1946 et 1948. Même s’ils furent créés en 1950, à titre posthume, par la grande wagnérienne Kirsten Flagstad, dont le format vocal serait comparable à celui de Deborah Voigt, rappelons que les innombrables cantatrices qui les ont interprétés en ont toujours respecté l'ambiance crépusculaire et sereine. Que ce soit Elisabeth Schwarzkopf, Lisa Della Casa, Gundula Janowitz, Kiri Te Kanawa, Lucia Popp ou Jessye Norman (pour ne citer que quelques références qui marquèrent à jamais ce cycle), aucune d'entre elles jamais n’a proposé une vision aussi violente et insensible que celle de ce soir. Cette perspective partagée, voire imposée par le chef, évoque plus une lutte ardente et un refus catégorique de la mort que la nostalgie mélancolique et tendre à laquelle on est habitué.

Dans Printemps, les tempi incroyablement rapides et la véhémence du chant ne nous rappellent en rien la visite au cimetière de l'être aimé, disparu, qui attire à lui. Septembre, qui évoque encore l'agonie, arbore plus la vaillance vocale d'une Senta du fliegende Holländer que la tendresse et la douceur espérées. Pour le troisième, En s'endormant, le solo du premier violon, berceuse élégiaque sublime, tombe complètement à plat, ses maîtres d'œuvre rivalisant de brutalité et d'accélération. Même si elle semble parfaitement à l'aise avec la tessiture, cette belle voix se prend à crier – un comble dans un Lied évoquant le sommeil ! Dans le rouge du couchant, qui doit peindre « la quiétude silencieuse et infinie, si profonde », on déplore une fois de plus un orchestre vraiment prosaïque, le soprano restant égal à elle-même dans sa conception d'ensemble, en force, sans tendresse, dépourvue de sentiments et de charisme.

À peu près contemporain de Don Juan, le poème symphonique Tod und Verklärung Op.24, présenté en seconde partie, est une vraie réussite. L'orchestre retrouve sa souplesse et sa sensibilité. Kurt Masur respecte toutes les nuances exigées et sait composer un contraste impressionnant entre les différents épisodes de l'œuvre. L'intensité de la lutte du héros qui combat avec la mort, sa quête de l'idéal, ses souvenirs heureux, sa mort, puis sa transfiguration, sont idéalement reflétés. Soulignons, pour finir, la qualité des interventions des premiers solistes, violoncelle, alto et violon apportant poésie et tendresse extatique.

La scène finale de Salome, dernière pièce au menu, était très attendue par les amateurs de la Diva américaine. En effet, à part dans son dernier récital discographique, Obsessions, regroupant des œuvres de Wagner et de Strauss, Deborah Voigt n'a jamais interprété l'héroïne vénéneuse d'Oscar Wilde à la scène. Habituée des plus grands Wagner (Elsa, Isolde, Sieglinde, Senta et bientôt Elisabeth) et des opéras de Strauss (Chrisothemis, l'Impératrice, Ariadne et la Maréchale), elle a triomphé dans ces rôles dans le monde entier. Toute de noir vêtue pour les Quatre derniers Lieder, elle apparaît dans une somptueuse robe rouge pour la seconde partie.

Cette fois, complètement à son aise, elle campe une Salomé héroïque dont elle maîtrise admirablement la difficile tessiture, d'une violence digne de la future Elektra qu'elle se doit à présent d'aborder. Chaque phrase est pensée, chaque expression pesée, l'orchestre s'embrasant pour lui construire un écrin. Son rayonnement et son charisme retrouvés, la chanteuse envoûte le public qui lui fait une ovation méritée. Peut-être regrettera-t-on son parti pris de vider le chant de toute sensualité et bestialité : pour le théâtre, elle devra affiner sa conception du rôle.

MS