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Chroniques
Debussy, Ravel, Stravinsky et Varèse
Marie Vermeulin, Vanessa Wagner, Wilhem Latchoumia et Cédric Tiberghien
Nous retrouvons l’acoustique particulière des Bouffes du nord avec un effectif instrumental qui en confirme l’efficacité lorsqu’il s’agit d’un ou de deux pianos, voire d’un ensemble chambriste avec piano ou avec voix, ces derniers semblant égaliser les impacts dans ces murs, au contraire plus ingrats avec le quatuor à cordes, comme le prouve notre propre expérience du lieu. À son initiative fut lancé, dès octobre dernier, La belle saison-Concert halls, « label » sous lequel sont produits une quinzaine de programmes qui « tourne » dans douze salles françaises, de Cherbourg à La-Côte-Saint-André (axe nord-ouest/sud-est) et de Béziers à Saint-Omer (axe sud-nord ; pas d’axe nord-est/sud-ouest pour le moment) – la création du Quatuor n°3 de François Meïmoun entrait d’ailleurs dans ce cadre [lire notre chronique du 24 novembre 2014].
Donné hier au Théâtre d’Arras [notre photo, prise en répétition], nous découvrons ce soir le menu intitulé Œuvres orchestrales transcrites pour deux et quatre pianos, avec deux modifications quant au contenu et au médium : l’opus varèsien sera joué à quatre mains sur deux pianos et Debussy vient solutionner l’hésitation entre Aufforderung zum Tanz de Weber ou des extraits des Gurrelieder de Schönberg. C’est au XXe siècle que se sont attelés quatre de nos meilleurs pianistes, tous volontiers défenseurs de la musique de leurs contemporains. Vanessa Wagner est liée à celle de Pascal Dusapin, entre autres [lire notre chronique 26 juillet 2011], Marie Vermeulin joue tant Boulez que Messiaen [lire notre chronique du 19 juillet 2012] et Cédric Tiberghien créait en 2002, avec Alain Planès et l’Ensemble Intercontemporain, De li duo soli et infiniti universi d’Ivan Fedele, sorte de concerto pour deux pianos et trois pôles instrumentaux que dirigeait Christophe Eschenbach ; quant à lui, Wilhem Latchoumia pourra paraître plus proche encore des créateurs : il a enregistré des œuvres d’Amy, Cage, Harvey, Nono ou Sikora, par exemple, et sert souvent des premières, qu’elles soient signées Samuel Sighicelli [lire notre chronique du 20 février 2010], Carlos Sandoval Mendoza [lire notre chronique du 16 mars 2009] ou Gérard Pesson [lire notre chronique du 29 janvier 2011] – avant-hier, il créait On fire de Benjamin de La Fuente au festival Présences [lire notre chronique du 7 février 2015]. C’est dire si ce quatuor promet !
Dans la transcription de Maurice Ravel, nous entendons d’abord Nuages, le premier des trois Nocturnes pour orchestre de Claude Debussy, sous les doigts de Vanessa Wagner et Wilhem Latchoumia. Nous goûtons une sonorité infiniment soignée, étonnamment définie, dans une grande égalité d’impact, le jeu ciselant certains motifs dans un surlignage fort concentré. Latchoumia cède alors la place à Cédric Tiberghien pour la version pour quatre mains, de celle même de Stravinsky, de son Sacre du printemps, ici à deux pianos. Les artistes ne cèderont pas aux sirènes de la percussivité, pourtant si tentante dans cette œuvre : au contraire, ils livrent une interprétation colorée et discrètement chantante, dont les passages en accords répétés bénéficient d’une pédalisation extrêmement précautionneuse. Nulle essai de restitution de l’orchestre : ce Sacre est d’abord pianistique et, même s’il laisse entendre des timbres insoupçonnés, s’assume tel quel. Le début de la seconde partie est nimbé d’une « mouillure » savante, invitant une exécution subtilement nuancée, toujours très musicale.
Après un bref entracte et la fameuse Valse de Ravel, qui ne « fonctionne » guère sans orchestre – et peut-être pas plus avec, d’ailleurs –, huit mains du jour se lancent dans Amériques d’Edgar Varèse : les dames jouent les basses, Marie Vermeulin à gauche de la scène et de Wilhem Latchoumia qui fait face à Vanessa Wagner, elle-même partageant le deuxième piano avec, à sa droite, Cédric Tiberghien. Varèse accordait à l’exercice de la transcription de grandes vertus formatrices, si l’on en croit Lucie Kayas [lire notre critique CD], pour les élèves compositeurs, en tout cas. À voir frôler les épaules et croiser les mains, selon une assez redoutable gymnastique, on conclura que sa propre adaptation d’Amériques est « méchante ». Mais à l’écoute, c’est simplement prodigieux de clarté secrète, mêlant l’énigme brutale à la violence caressante grâce à tout un arsenal de saveurs, d’accents, de timbres, de couleurs – orchestral, cette fois, assurément. Et quel relief !
Si les publics d’Arles (le 15 février), de Cherbourg (7 avril) et de Coulommiers (10 avril) pourront (ré)entendre ce petit miracle, France Musique annonce sa retransmission sur ses ondes à 14h le 27 de ce mois ; il ne vous sera rien pardonné si vous y dérogez. Prochain rendez-vous avec La belle saison-Concert halls à Cherbourg-Octeville pour une intégrale violon-pianode Beethoven par Romain Descharmes et l’excellent Pierre Fouchenneret [lire notre chronique du 20 novembre 2011], les 4, 5, 6 et 7 mars [profitez de YouTube pour écouter l’Adagio et le Scherzo de la Sonate en sol majeur Op.96 n°10].
BB