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Chroniques
Denis Matsuev et Leonard Slatkin
œuvres de Prokofiev, Rimski-Korsakov et Tchaïkovski
Les programmes russes se succèdent… et ne se ressemblent pas ! Après le somptueux concert qu'il donnait la semaine dernière [lire notre chronique du 21 mai 2010], l'Orchestre Philharmonique de Radio France s'attelle à servir d'autres pages de ce vaste répertoire, particulièrement honoré en ce moment grâce à L'Année France-Russie 2010.
Que l'ordre annoncé du menu soit entièrement inversé aura pour avantage de faire entrer avec une oreille (presque) vierge dans un opus peu présent au concert. En revanche, la suppression des rarissimes Chants populaires russes Op.58 d'Anatoli Liadov (1906) initialement prévus vient cruellement appauvrir ce nouveau rendez-vous. Ainsi le mélomane français devra-t-il se contenter d'entendre l'une ou l'autre des trois légendes de ce compositeur – et encore, avec beaucoup de chance, celles-ci n'occupant certes pas une place notable dans les saisons de nos orchestres. Adieu donc, opus 58…
C'est par Antar, suite symphonique en quatre mouvements signée par un Nikolaï Rimski-Korsakov de vingt-cinq ans (nous sommes en 1869), et autrement désignée Symphonie n°2, que s'ouvre la soirée – sa Symphonie en mi bémol mineur n°1, plus tard révisée en mi mineur (1884), était achevée depuis 1865, après quatre ans de travail. Sujet orientalisant, selon le goût du maître de Zagorodny Prospekt, père de Sadko, du Coq d'or et, bien sûr, de Shéhérazade, l'œuvre, comme grand nombre de son catalogue, fera l'objet d'une révision en 1875, à l'issue d'une exécution sous la battue de son auteur : « …mon Antar fut soumis à une réorchestration et à un petit nettoyage harmonique […]. Je supprimai le troisième basson et la troisième trompette qui figuraient dans la partition initiale » (in Nikolaï Rimski-Korsakov : Chronique de ma vie musicale, traduction et présentation d'André Lischke, Ed. Fayard, 2008).
De l'interprétation des musiciens du Philharmonique, l'on goûtera l'excellence des traits solistiques, rendant un bel hommage à l'art de la couleur sinon au symbolisme naissant de l'écriture de Rimski-Korsakov. À leur tête, le Californien Leonard Slatkin (qui prendra en main l'Orchestre National de Lyon à l'automne 2011) ne parvient cependant guère à « raconter » cette musique. Si le Largo rencontre une narration plutôt profonde, la suite du mouvement semble assez terne. Le crescendo de l'Allegro se déploie richement, bientôt couronné de ses fermes sonneries, réunissant sainement souplesse et vigueur. L'envoûtante danse du troisième épisode ne prend pas ; c'est joli, gentil, sans plus. De même le raffinement des parties de bois de la dernière séquence parait-il finasserie précieuse, bien réalisée au demeurant, mais d'une superficialité (ne confondons pas léger et superficiel, par exemple) anecdotique. Bref : l'inspiration s'est endormie en coulisses.
Le plaisir est toujours de la partie lorsque Denis Matsuev offre un concerto. Quant au redoutable Troisième de Sergueï Prokofiev (1921), l'opulence toute naturelle du jeu du pianiste russe en révèle tout le relief grâce à une palette de nuances d'une rare complexité. Au théâtre, l'on dit volontiers qu'on n'a pas de talent tout seul, que le génie vient du partenaire, de l'échange ; si la tendresse des clarinettes introductives du premier Allegro de l'opus 26 demeure un peu raide, l'arrivée du piano impose immédiatement un haut niveau de lecture, en correspondance avec l'extrême inventivité de Matsuev, stimulant l'écoute comme aucun sans s'avérer fantasque pour autant.
Voilà un soliste qui fait redécouvrir chacune des pages qu'il sert. Sous ses doigts semble se créer là l'Andantino central, comme n'ayant jamais existé, pour ainsi dire, sorte de géniale improvisation. On admire la souplesse de l'expressivité qui jamais ne cède au spectaculaire, toutefois, pénétrant plus profondément l'introspection de ce mouvement jusqu'au surprenant final quasi constructiviste que Slatkin ne parvient pas à rendre pleinement, exaltant le tutti en omettant d'en soigner les timbres. Bien au delà de la virtuosité telle qu'habituellement conçue, Denis Matsuev marie la clarté du dessin à l'énigme du discours, non sans lyrisme, dans l'Allegro conclusif. Acclamé, il remercie le public avec trois bis, le dernier consistant en une « polissonnerie » sur Il barbiere di Siviglia sacrifiant, à l'inverse, au spectacle – sympathique, somme toute.
Une trentaine d'années avant l'opéra éponyme de Sergueï Rachmaninov [lire notre chronique du 21 mai 2010], Piotr Tchaïkovski s'immergeait dans le quatrième chant de l'Enfer de Dante et livrait bientôt une Fantaisie Op.32, Francesca da Rimini, que créera Nikolaï Rubinstein à Moscou en févier 1877. De cette succession dramatique de quatre mouvements, Leonard Slatkin dirige une version ultra romantique et largement contrastée, comme sous le choc du concerto précédent. Assurément, les instrumentistes de l'Orchestre Philharmonique de Radio France, plus familiarisés avec cette partition régulièrement donnée, sont plus à même d'y exprimer leur talent.
BB