Chroniques

par bertrand bolognesi

Der Besuch der alten Dame | La visite de la vieille dame
opéra de Gottfried von Einem

Theater an der Wien, Vienne
- 28 mars 2018
Katarina Karnéus incarne Claire dans "Der Besuch der alten Dame" à Vienne
© werner kmetitsch

Le 24 janvier 1918 naissait Gottfried von Einem. Pour fêter son centenaire, la fondation privée qu’il fonda peu avant de disparaître (1996) met les bouchées doubles, de sorte que le Theater an der Wien affiche Der Besuch der alten Dame, quatrième de ses huit opéras – notons au passage que le Salzburger Festspiele, qui avait créé Dantons Tod en 1947, présentera cet été Der Prozess dont il accueillait la première en 1953. En s’attelant à la célèbre pièce de Friedrich Dürrenmatt (1956), le compositeur autrichien semble approfondir une thématique intime, celle de la justice, considérée de différents points de vue. La mort de Danton, que nous découvrions hier [lire notre chronique de la veille], s’appuyait sur le drame de Georg Büchner pour interroger une dérision de justice pendant une période politique extrêmement confuse. Le procès, adaptation du roman éponyme de Franz Kafka (commencé en 1914, édité en 1925, quelques mois après la mort de l’auteur), plongeait dans les contradictions et absurdités d’un système judiciaire redoutablement incompréhensible où le juge, au fond, n’est que soi-même, partant que l’inventivité de l’écrivain tchèque fermenta sur un puissant sentiment de culpabilité vécu comme une absence au monde. Avec La visite de la vieille dame, Einem s’intéresse au voile du temps sur un fait répréhensible que son ancienneté exempterait de punition. À ce titre, on peut considérer que son opéra, écrit entre 1967 et 1970, fort ancré dans le direct après-guerre (à l’instar de la pièce originelle), parle des suites des années brunes en Allemagne et en Autriche. Y a-t-il prescription sur les faits de guerre simplement parce qu’est revenue la paix ? L’exigence de réparation de Clara, le personnage central, relève de la même détermination que les recherches d’anciens criminels nazis.

Adolescente, Claire connut le grand amour avec l’imprudent Alfred. Lorsqu’elle attend un bébé, le bellâtre l’abandonne, guidé par l’argent, pour épouser la fille de l’épicier parce que c’est un bien meilleur parti. Afin d’être sûr que personne ne brandît un poupon sous son nez, il engage deux faux témoins qui se déclarent officiellement les amants de l’amoureuse dupée. Plusieurs décennies plus tard, Claire annonce son arrivée dans sa bonne vieille ville natale de Güllen. Elle est devenue la milliardaire dont les citadins ruinés attendent un miracle. Elle accepte qu’on lui fasse fête, puis promet un don de cent milliards de marks, la moitié pour les fonds municipaux, l’autre à répartir entre les habitants. La condition : qu’on exécute Alfred, responsable de sa fuite, de l’obligation de se prostituer pour subvenir à ses besoins, etc. Le maire, le proviseur, le pasteur et tout le peuple refusent « au nom de l’humanité » – « j’attendrai ! », dit-elle, confiante. De fait, les gens commencent à s’endetter, croyant d’abord que la vieille dame cèdera l’argent convoité sans qu’on accomplisse cet acte barbare. Alfred a peur. Sur le conseil du pasteur, il tente de fuir. À la gare, la présence de ses concitoyens, qui ne le menacent pas encore, le paralyse : par l’incapacité de monter dans le train qui le pourrait sauver, il admet sa culpabilité. Dès lors, la course frénétique de la vie facile mènera les habitants de Güllen à passer à l’acte. Justice est faite, sans pardon.

Dürrenmatt a d’abord refusé l’idée que sa pièce devint un opéra. Après avoir assisté à une représentation de Dantons Tod, il y consentit pourtant. La création eut lieu le 23 mai 1971, à la Wiener Staatsoper, sous la direction d’Horst Stein et dans une mise en scène d’Otto Schenk, servie par un plateau vocal impressionnant (Christa Ludwig, Eberhard Waechter, Hans Beirer, Heinz Zednik, etc.). L’ouvrage est fidèle à l’original. Tout juste fait-il l’impasse sur ces arbres, chevreuils et autres animaux joués par des comédiens, trait un brin loufoque mais en rien surréaliste qui en constituait la seule échappée poétique. Une évidente vis comica le traverse de bout en bout, par-delà la férocité et le cynisme du propos. Avec Der Besuch der alten Dame, Gottfried von Einem fait rire en usant de procédés volontiers burlesques. Il prend appui sur des didascalies précises pour magnifier les différents bruitages de la pièce dont il fait musique, tissant la vie de Güllen avec un matériau qui renvoie à son quotidien. Dans la suite de Capriccio de Strauss [lire nos chroniques du 1er février 2018, du 16 novembre 2014, du 7 mai 2013 et du 8 septembre 2012], l’incessant parlando qu’il convoque constitue une « conversation en musique » dont l’accompagnement instrumental s’attache aux situations dramatiques plutôt qu’aux personnages et véhicule la drôlerie parfois suffocante de Dürrenmatt. Der Besuch der alten Dame est un opéra rythmique, truffées d’allusions stylistiques, dont les deux heures trente sont articulées par des interludes énergiques, presque tous confiés aux percussions.

À la tête de l’ORF Radio-Sinfonieorchester Wien et de l’Arnold Schönberg Chor que dirige Erwin Ortner, Michael Boder mène une fosse passionnante. Outre le grand effectif exigé, qui nécessite un dosage minutieux avec le plateau afin de laisser passer les voix, l’œuvre change radicalement d’humeur, à tout moment, ce qui augmente la difficulté. Le chef hessois avance avec maestria dans cette forêt semée d’écueils, conjuguant la tonicité des interludes au lyrisme savamment kitsch de certains passages, ciselant le menuet baroque de la fête, un jugement dernier en référence baroque chez le pasteur, la marche menaçante au parfum de chasse à l’homme, une parodie de choral sacré, voire la gavotte et même l’emphase mahlérienne lorsque la vengeresse promet à sa proie une tombe à Capri éternellement fleurie de roses délicieuses. Cette riche disparition rencontre donc une baguette facétieusement scrupuleuse.

Sur scène, plus de vingt-cinq artistes incarnent le petit monde de Güllen et la suite de Claire Zahanassian – son animal de compagnie, son majordome, les eunuques (les faux témoins d’Alfred, achetés puis mutilés par la vieille dame), les maris successifs, les gangsters, etc. Quelques-uns brûlent les planches par une prestation vocale et théâtrale remarquable. Ainsi de Marcell Krokovay (baryton), Chef de train délicieusement tonitruant, de Florian Köfler (basse) en Adjudant très présent, de Jakob Müller et Rudolf Karasek dans les interventions angoissantes de mécanisme irréel de Roby et Toby et du Proviseur douçâtre d’Adrian Eröd [lire nos chroniques de Werther, Die Meistersinger von Nürnberg, Le marchand de Venise et Der Rosenkavalier]. Le ténor Raymond Very campe un Maire puissant, au timbre péremptoire, comme il se doit [lire notre chronique du 15 septembre 2012]. L’on apprécie également le Médecin robuste de Martin Achrainer (baryton-basse), le chant élégant du jeune Johannes Bamberger (ténor clair) en Karl (le fils d’Alfred), le Pasteur très en voix de Markus Butter [lire nos chroniques de Die Teufel von Loudun et Пасажирка], sans oublier Mark Milhofer en Boby (majordome) efficace [lire nos chroniques du 1er avril 2011 et du 17 avril 2010] ni les savoureux Helmesberg et Hofbauer de Matteo Loi et Botond Ódor, excellent ténor ici sous-employé qu’il faut entendre d’urgence dans un rôle plus conséquent. Les deux personnages principaux sont magistralement tenus par le baryton Russell Braun, Alfred vaillant au phrasé infiniment nourri [lire nos chroniques du 1er juillet 2006 et du 19 novembre 2008], avec un air fort habité au troisième acte, et par Katarina Karnéus, mezzo-soprano invasif en diable qui livre une Claire hyper-endurante et incontestablement musicale [lire nos chroniques d’Alceste et d’Ariane et Barbe-Bleue].

Avec la complicité du scénographe David Fielding, Keith Warner livre une production enlevée qui prend place dans les images blanc et noir des bâtiments de la ville, suspendant son trafic ferroviaire à l’horizon. Passé l’anecdotique mise en abîme par l’affiche de la pièce originale, annoncée dans un théâtre de marionnettes, c’est la composition des personnages qui l’emporte sur un écrin suffisamment léger pour bouger facilement. Outre un Adjudant boulimique qui toujours grignote et manie trop volontiers la matraque, en abruti congénital qu’il est peut-être, les eunuques en déshabillé bleu, Helmesberg et Hofbauer en gentil couple de garçons soucieux d’assortir leurs chaussures, il nous montre un Pasteur affichant par la cigarette une propension à la volupté contradictoire avec son ministère qui, plus tard, fascine une sorte de grand enfant de chœur soumis et vraisemblablement salace. Cette collection de types bien tranchés est complétée par une épicière hystérique (Mathilde), un Maire arriviste, etc. Outre les panneaux publicitaires du bois transformé en résidence au fil du spectacle, le petit magasin développé en grand supermarché, un cercueil IKEA en kit, le metteur en scène a recours à une panthère noire tenue en laisse, grand chat omniprésent qui vient câliner les jambes des protagonistes. Il faut saluer Michael Hinterhauser qui vit toute la représentation dans son costume de peluche sans jamais se départir d’un frôlement de moustache d’un rôle de fauve auquel on finit par croire.

Filmé en direct et diffusé à l’arrière du décor, le jugement d’Alfred prend un caractère tant dérisoire que furieux. Alors qu’on vient d’assassiner le pécheur dans les toilettes, Claire surgit en cavalière, plume au chapeau. Une micheline perce le décor pour apporter le magot promis tandis que les gangsters enlèvent le cercueil en dansant. Sans ignorer son contexte, Keith Warner, plus inspiré que jamais [lire nos chroniques de ses Tannhäuser, Nabucco, Otello et Cenerentola], inscrit cependant La visite de la vieille dame dans notre contemporanéité où l’argent prend le dessus sur tout idéal, où avoir quelque idéal est désormais considéré comme un retard mental. La question que posait déjà la pièce est celle de la corruption d’une justice d’État par la finance ; s’y ajoute ce soir notre conscience de consommateur toujours prête à sacrifier sur l’autel du confort. « Après l’avoir écouté, peut-être serez-vous plus humble à propos de votre propre richesse mentale, physique, financière. L'opéra, comme tout art, ne doit pas être consommé tel un alcool à bas prix, il existe pour vous élever. Peut-être vous rendra-t-il même un peu plus sympathique », espérait le compositeur (brochure de salle).

BB