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Der Diktator | Le dictateur, opéra d’Ernst Křenek
Der zerbrochene Krug | La cruche brisée, opéra de Viktor Ullmann
Chaque année, la Bayerische Staatsoper accueille une production de son Opernstudio. La mission étant de préparer ses recrues à leur carrière prochaine dans des conditions professionnelles, la formule paraît parfaitement appropriée. Le public munichois put ainsi découvrir de jeunes voix dans Albert Herring (Britten), La petite renarde rusée (Janáček), La fedeltà premiata (Haydn), Elegie für junge Liebende (Henze) et Mirandolina (Martinů), ouvrages encore rares qui alternèrent avec le grand répertoire (Mozart, Rossini). En cette saison, l’Opernstudio se penche sur deux compositeurs de même génération et de même culture, Ullmann et Křenek.
Les deux hommes, également fils d’officier, ont pareillement grandi à Vienne. Bien que né à Cieszyn, alors austro-hongroise (Teschen) et aujourd’hui polonaise, Viktor Ullmann (1898) vécut dès son plus jeune âge dans la capitale impériale où il se rapprocha de Schönberg avant d’aller suivre l’enseignement de Zemlinsky à Prague. Ayant vu le jour Argauergasse, dans la partie nord-ouest située à l’extérieur du Ring, Ernst Křenek (1900) quitta lui aussi la ville pour Berlin où il suivit Franz Schreker, son professeur. Encore ont-ils en commun d’être connus aujourd’hui à travers un seul opéra : pour le premier Jonny spielt auf (Leipzig, 1927) et, quant au second, Der Kaiser von Atlantis (création posthume à Amsterdam, 1975) [lire nos chroniques des 10 janvier et 30 avril 2006, du 26 novembre 2012, du 24 janvier 2014 et du 12 mars 2015]. Ils connurent les années brunes qui les persécutèrent diversement.
Là s’arrête la comparaison des destins, tant ils divergent.
En effet, si son œuvre fut épinglée Entartete Kunst et interdite par le national-socialisme, Křenek s’enfuit tôt des territoires allemands : dès 1937, à l’instar d’Ernst Toch ou Schönberg (1934), Kurt Weill (1935) et Hanns Eisler (1938), il s’installe aux États-Unis et commence une nouvelle vie ; il s’éteint en Californie, à l’âge de quatre-vingt onze ans. La musique d’Ullmann n’est pas attaquée, mais l’homme est arrêté en 1941, conformément aux Nürnberger Gesetze, puis interné au camp de Terezín. Comme Pavel Haas, Ervín Šulhov (Schulhoff), Hans Krása, Gideon Klein et nombre d’autres confrères qu’il y put croiser, le musicien disparaît en fumée, selon le programme validé en l’élégante villa Marlier, lors d’un fameux déjeuner de janvier 1942.
Le 6 mai 1928, à Wiesbaden, l’on créait trois opéras en un acte signés Křenek (musique et livret) : Schwergewicht (oder Die Ehre der Nation), Das geheime Königreich et Der Diktator. Le 30 mai de la même année, le troisième gagnait les planches du Nationaltheater de Munich. Une grande femme vêtueannées quarante traverse prestement la salle, enjambe la fosse d’orchestre, grimpe sur l’avant-scène et y ramasse une perruque. Elle franchit ensuite la petite porte du rideau de fer qu’on n’actionne qu’à la levée de la baguette. Une sorte de boîte claire dans un espace nocturne abrite trois figures, debout, et un Officier qui se tord de douleur. À la faveur de masque qu’on retire ou rechausse pour entrer et sortir de scène apparaît bientôt le projet du militaire : tuer le Dictateur qui a précipité le pays dans cette guerre où des gaz toxiques l’ont plongé dans la cécité. D’un ténor incisif et facile [lire notre chronique de Semiramide], Galeano Salas convainc Maria, la compagne défendue d’un soprano agile par Paula Iancic, d’occire le responsable – un abruti chic autosatisfait qui ne jure que par la force quand Charlotte, son épouse que Réka Kristóf incarne d’un soprano lyrique et sûr, émet quelques réserves et s’inquiète – « Ich habe Angst für unser Leben ».
Martha Teresa Münder concentre le regard sur le quatuor, s’appuyant également sur la proposition vidéastique de Lea Heutelbeck : une danse diaphane durant le prélude, le rêve de l’exécution du tyran, le bonheur dans un bal d’avant-guerre, etc. Rien ne se passe comme l’espéraient les comploteurs : loin d’avoir peur et de supplier qu’on l’épargne, le Dictateur fait une déclaration d’amour à Maria qui succombe à son charme. Encore lui expose-t-il les grandes lignes d’un programme politique auquel elle croit adhérer par conviction quand seul parle l’Éros. C’est que la dimension donnée par le dispositif, le beau travail de maquillage et les costumes de Gesine Völlm sanctifient le rôle-titre tenu par l’excellent Boris Prýgl, baryton-basse au timbre enveloppant dont le chant séduit dangereusement. L’œuvre se conclut par Charlotte abattant l’intruse par jalousie : ce soir, elle confie l’arme à l’Officier qui, aveugle, tue celle qu’il aime.
L’inscription de la mise en scène dans la Deuxième Guerre mondiale s’affirme encore dans la sirène d’alerte aérienne qui délimite brièvement les deux parties de la soirée. Le fond de la boîte s’ouvre en paravents. Une pantomime faussement naïve s’y joue, sous l’œil attentif et prudent de la dame qui, une demi-heure plus tôt, avait traversé le théâtre. En tournant, le décor révèle un arbre séculaire au pied duquel s’est échoué le juge Adam. À partir de La cruche brisée (1808), comédie par laquelle Heinrich von Kleist vilipendait les notables véreux siégeant en cour de justice, Ullmann a conçu une parabole musicale délicieusement sarcastique, créée au printemps 1996 pendant le Dresdner Musikfestspiele.
Qui est entré dans la chambre d’Eve où il brisa la cruche ?...
Dame Marthe, mère de la belle et propriétaire de la maison où fut commis ce forfait, porte plainte. On admire l’autorité naturelle d’Alyona Abramova, mezzo-soprano à la couleur chaleureuse [lire notre chronique du 27 juillet 2017]. Elle accuse Ruprecht, le promis d’Eve, rôle dans lequel on retrouve avec plaisir le ténor mexicain qui incarnait l’Officier. Le voilà qui proteste vivement avoir vu un inconnu s’enfuir par la fenêtre de la chambre et s’abimer dans le fossé. Justement, Licht (lumière !), le clerc du tribunal rural auquel Long Long prête un ténor lumineux et fort souple, a trouvé au matin son supérieur blessé, alléguant quelque incident domestique ridicule. Un souci parallèle se greffe à l’intrigue : la perruque attachée à sa charge a disparu. Tous ont intérêt à éclaircir l’affaire : le jeune homme veut prouver son respect de l’abstinence imposée aux fiancés, la maman n’entend pas si facilement se priver de l’usage de sa cruche, le clerc lorgne sur le poste d’Adam, le juge du district, Walter – la solide basse russe Oleg Davydov –, venu inspecter l’administration avec l’arrière-pensée de réformer la justice, enfin Eve elle-même dont cette bénigne histoire de vaisselle peut mettre l’honneur en cause.
Dans le décor ingénieusement conçu pour les deux œuvres par Marie Pons, Andreas Weirich signe une mise en scène alerte qui donne grande vie aux protagonistes. Walter ordonne le contrôle des registres de justice : le sol est jonché de paperasse qu’une jeune femme entreprend avec méthode de mettre en ordre – imprimée en double-page dans la brochure de salle, « Frauen beim Sichten der Nürnberger Prozess-Akten », une photo empruntée aux archives municipales de Nuremberg, sert de modèle à ce geste… Dans le désarroi général où Adam, composé par le robuste et truculent Milan Siljanov (baryton-basse), a jeté les villageois, des demoiselles (Niamh O’Sullivan et Paula Iancic) au fermier Tümpel (Boris Prýgl), père sensiblement abruti de Ruprecht, et jusqu’à son joli commis agricole, Alexander York (baryton léger) en Lederhose arborant un doux air de n’y rien comprendre, surgit soudain Dame Brigitte : elle n’est autre que la comédienne Ulrike Arnold, celle qui cueillait la perruque en lever de rideau. Voilà l’énigme résolue ! Et l’efficace gosier d’Anna El-Khashem, alias Eve, de clamer drument son innocence – nulle porcelaine fêlée, pas d’inquiétude. Un charmant sextuor vocal trousse la morale de la fable.
À la tête du Münchner Kammerorchester [lire notre chronique du 2 décembre 2017], le jeune Karsten Januschke, applaudi deux ans plus tôt à Francfort [lire notre chronique des Cantatrici villane] sert fidèlement la personnalité de chaque compositeur, l’opulence lyrique d’Ullmann (joué ici dans une réduction chambriste de Richard Whilds) se rapprochant volontiers de la manière de Korngold quand l’écriture contrastée de Křenek invite Richard Strauss. Une référence en commun, pourtant : Kurt Weill, que Der zerbrochene Krug semble suivre alors que Der Diktator apparaît en précurseur. Le rendez-vous Opernstudio de la prochaine saison sera russe, avec Mavra (Stravinsky) et Iolanta (Tchaïkovski).
BB