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Chroniques
Der ferne Klang | Le son lointain
opéra de Franz Schreker
C’est à Francfort qu’eut lieu la création mondiale de Der ferne Klang de Franz Schreker, le 18 août 1912. À trente-quatre ans, le compositeur s’était essayé une première fois au genre lyrique avec Flammen dont il n’acheva pas l’orchestration. Commencé dès 1903, Der ferne Klang, dont la double-barre finale fut tracée à la fin de 1910, peut donc être considéré comme son premier opéra – un coup de maître qui lui valut grand succès et belle réputation, ouvrant sur des engagements à long terme et de nombreuses commandes, si bien que, dans la carrière du jeune artiste, il y a un avant et un après ferne Klang. Schreker avait travaillé le livret à partir de 1901, se projetant vraisemblablement dans le personnage de Fritz, un compositeur à la recherche d’un son lointain qui l’obsède sans reconnaître de prime abord qu’il ne peut être que le miroir de sa propre sensualité, une projection érotique qu’il faut une vie entière pour identifier. Vient ici se loger une résurgence romantique, l’idée d’un artiste ne devant connaître ni repos ni salut. Lorsque le chemin est parcouru, les forces manque au créateur pour accomplir son œuvre : il meurt doublement bredouille, n’ayant point traduit son désir de ce son ni vécu l’amour qui s’offrait à lui.
Avec une sobriété salutaire, Damiano Michieletto [lire nos chroniques de La bohème, La scala di seta, Samson et Dalila, Idomeneo, Don Pasquale, La donna del lago et L’elisir d’amore] s’ingénie à demeurer au plus près du matériau sans surcharge décorative, laissant au seul son lointain tout loisir de ravir l’esthétique de sa proposition, à travers une animation sinusoïdale colorée, en rotation dans l’espace scénique, et la suspension, répétée à des moments-clés, d’une harpe puis, pour finir, des instruments de l’orchestre, saisissante apothéose inutile. Le bref prélude de l’Acte I est donné rideau fermé, sans parasiter la préhension de l’univers orchestral si personnel de Schreker. Tout se décide en avant-scène, aux abords d’un salon années soixante dans une maison de retraite, et en fond de plateau où apparaissent tour à tour les pensionnaire de l’institution, les clients du bar du vieux Graumann et le rideau de scène de l’opéra Die Harfe, sujet du troisième acte. La scénographie de Paolo Fantin élabore un jeu de voiles qui, avec la lumière complice d’Alessandro Carletti, vient adroitement brouiller la perception du support et du vide, accueillant parfois quelques images projetées – Fritz composant au piano, flots ondoyants, etc. –, réalisées par rocafilm (Roland Horvath et Carmen Zimmermann). Les saisons de la vie s’y inscrivent. Les personnages évoluent dans des costumes contemporains signés Klaus Bruns.
Comme souvent dans la verve schrékerienne, le merveilleux s’enlace au sordide [lire nos chroniques des 7 mars, 18 avril et 10 juin 2004, du 4 août 2005, du 15 septembre 2012, du 27 avril 2013, du 17 mars 2015 et du 7 juillet 2017, ainsi que nos critiques des CD Der Geburtstag der Infantin, Kammersinfonie, Christophorus, Irrelohe, Der Schatzgräber par Gerd Albrecht et par Marc Albrecht, Die Gezeichneten, Der Holderstein et Der ferne Klang]. Alors que l’amour pur ne demande qu’à s’exprimer, Grete est confrontée à de lourdauds tripoteurs qui la chahutent dans le bar de son père, tandis que Fritz est parti, la sacrifiant à ses chimères. Des doubles du couple contrarié hantent continuellement le spectacle – Steffie Sehling et Martin Georgi. La course folle de Grete, effarouchée, la conduit en une ère opalescente – « je ne trouve pas Fritz, il est loin ». Aux abords de cet étang où pourrait se finir son tourment, une autre vie commence, celle symbolisée par la provocante robe rouge que lui offre une inconnue, sorte de fée l’envoyant bientôt rejoindre les créatures vouées au seul divertissement des mâles.
Durant le prélude de l’acte médian, un médecin veille sur un vieillard qui s’agite dans son lit, rêvant à son œuvre, Die Harfe, l’opéra dont il ne parviendra pas à modifier le dénouement. Tandis qu’un chœur féminin s’exprime au lointain, la vidéo laisse voir Grete à la harpe. Fauteuils, guéridons et même bouquets d’hortensia arborent un troublant à l’envers dessus la piste de La casa di maschere, bordel de la lagune vénitienne tenue par Grete, désormais parfaitement délurée. Une ambiance de cabaret envahit le cœur du plateau, jusque-là resté vide, qu’elle alourdit d’un signifiant alors supposé irrémédiable. Le rêve de Fritz n’est cependant jamais bien loin… et l’héroïne croit soudain le voir ! Oui, c’est bien lui, plus autocentré que jamais, borderline, asocial et sale. Elle ne le reconnaît pas, il lui faut se présenter. Elle le provoque, exhibant ce que son abandon fit d’elle, puis accepte la proposition de protection du Comte. L’entracte survient après ce passage tant coloré que violent.
Au dernier chapitre, tous les protagonistes ont vieilli. Pour accueillir le public de l’opéra Die Harfe, dont la création fait un four, on retrouve les fauteuils vert-jaune de la maison de retraite. Bouleversée d’avoir vu, en partie, sa propre histoire portée à la scène, Grete prend appui sur le bras d’un agent de police pour ne pas défaillir. Pendant un important interlude symphonique, le vieillard danse parmi les cordes de l’orchestre, en vidéo. Les sinusoïdes du ferne Klang réapparaissent, la harpe descend une nouvelle fois des cintres, et bientôt tous les instruments de la fosse. Bien que Winter s’affiche sur les voiles, Grete apparaît fraîche comme au premier jour. Fritz comprend que sa recherche était intimement liée à cette femme, mais il est trop tard, il s’éteint.
Opulente, l’orchestration nécessite un chef tour à tour dispendieux, héroïque et soigneux d’une ciselure raffinée au plus haut degré, les héritages wagnériens et mahlériens s’épousant somptueusement dans une œuvre complexe qui réunit des élans pucciniens à des moires symbolistes. Dès le premier prélude l’on perçoit d’énigmatiques aquatismes instrumentaux, « comme si le vent traversait les cordes de la harpe d’une main fantomatique… » sera-t-il dit plus loin. À la tête de son Frankfurter Opern- und Museumsorchester, Sebastian Weigle signe une interprétation tant avisée que flamboyante, reflet des passions dans l’Acte I, aguicheuse et moelleuse pour soutenir la teneur mondaine du II, enfin tragique au III, après un interlude halluciné que traversent des vents follets [lire nos chroniques de Boris Godounov, Tristan und Isolde, Die Meistersinger von Nürnberg, Odysseus, Die Feen, Das Rheingold, Die Walküre, Siegfried, Götterdämmerung, Le joueur, Une vie pour le tsar et Capriccio]. Préparés par Tilman Michael, les membres du Chor der Oper Frankfurt livrent une prestation plus qu’honorable.
Parmi une vingtaine de rôles d’importances inégales, une douzaine de voix s’imposent, idéalement choisies. Ainsi de Magnús Baldvinsson, inquétant Graumann [lire nos chroniques de Tannhäuser, Œdipe, A village Romeo and Juliet], de la jeune et souple basse Anatoliĭ Suprun en Agent de police, élève de l’Opernstudio qu’il faudra entendre bientôt dans des parties plus conséquentes [lire notre chronique d’Otello], le puissant Anthony Robin Schneider (basse) qui campe un dangereux Client du bar, comme de la piquante Mizy de Julia Dawson, fort agile [lire notre chronique de La Cenerentola] et de la dense Mère Graumann servie par l’attachante Barbara Zechmeister [lire notre chronique de De la maison des morts]. On retrouve avec plaisir le soprano étasunien Nadine Secunde en Vieille Femme, la voisine surgie de nulle part, ici dotée d’une remarquable autorité vocale [lire nos chroniques de Die Walküre, Elektra, Jenůfa et Lady Macbeth de Mzensk]. À Theo Lebow est confié le numéro un rien vulgaire du Chevalier, dont il s’acquitte avec la verve attendue [lire notre chronique d’Enrico], Sebastian Geyer offre un baryton tendre à Rudolf, tandis que le brillant Youri Samoïlov, baryton très charismatique, s’acquitte à merveille de l’Acteur de caractère [lire nos chroniques de La légende de la ville invisible de Kitège, Le siège de Corinthe et L’elisir d’amore]. On reconnaît le jeune baryton basse canadien Gordon Bintner dans le rôle du Comte où il donne pleine satisfaction, avec le talent qu’on lui sait [lire notre chronique des Troyens].
Enfin, l’impossible couple Fritz/Grete est superbement porté par deux chanteurs de grande stature. L’Heldentenor nord-américain Ian Koziara fait à Francfort ses débuts en Europe dans la partie du compositeur à laquelle il offre un timbre lumineux, remarquable dès les premiers pas et avantagé par une plénitude indicible dans le troisième, qui lui fait la part belle. Alors que notre média signalait récemmentsa notable incarnation d’Hermosa dans l’enregistrement du Tribut de Zamora [lire notre critique du CD], Jennifer Holloway est ce soir l’enfant de l’auberge du Cygne que le destin mène à Venise puis à Londres : par une aura évidente et infiniment nuancé, le soprano dramatique impose une composition extrêmement lyrique [lire nos chroniques de Tamerlano, Hippolyte et Aricie et Les Troyens]. Avec cette distribution de belle tenue, un orchestre splendide dirigé par un chef inspiré, enfin une mise en scène inventive et respectueuse de l’ouvrage, on ne peut que féliciter l’Opéra de Francfort de cette nouvelle production (la première eut lieu le 31 mars) !
BB