Chroniques

par bertrand bolognesi

Der fliegende Holländer | Le vaisseau fantôme
opéra de Richard Wagner

Deutsche Oper, Berlin
- 7 juin 2003

C’est à un Vaisseau d’une grande classe que nous assistons. Grâce à un chef soucieux de travailler toujours en bonne intelligence avec les chanteurs, conscient des propriétés de chacun, l’œuvre est efficacement servie. Marc Albrecht réussit particulièrement l’équilibre de ses pupitres et entretient, n’hésitant pas à jouer silences et points d’arrêt, un suspens permanent. La tempête est bien au rendez-vous, la peur et la fascination de Senta subtilement déclinées sur tout le spectacle, en accord avec l’option de la mise en scène.

Le travail de Götz Friedrich montre quelques symptômes de la malédiction du Hollandais et Senta comme une élue dont la mission de toujours est de le délivrer, de délivrer à travers lui tout un peuple de damnés ou de victimes, sans autre précision. Sur l’Ouverture, par un jeu de multiples voiles et de projections, on assiste réellement à une tempête sur une mer assez crédible. Le ciel nuance somptueusement toutes les gammes de bleu, gris, vert et indigo, ponctuées d’éclairs aveuglants et brefs. Senta apparaît à l’avant-scène, avec un portrait crayonné du héros de la légende, objet qu’elle brandit face aux vagues pour l’évoquer. Une sorte de quai cubique, au centre duquel figure un peuple d’ombres qui semble blasé par le déchaînement des éléments, tournoie sur les flots noirs, dans la brume, disparaissant lentement. Apparition d’un vaisseau, Exodus 1947, à traverser les eaux en diagonal ; ce tristement célèbre bâtiment transportant en vain des survivants de la Shoah vers la Palestine…

L’esthétique générale de cette mise en scène déjà ancienne, avec ses verts oxydes, sa rouille un peu sanglante, les marches en fer, les docks, les zincs, les quais, etc., est proche de celle de La Cité des enfants perdus (de Jeunet et Caro). Le Hollandais apparaît sur une jetée, en hauteur, dans une lumière de feu , un rideau de pourpre venant soudain signaler, par un sursaut théâtral volontairement artificiel, qu’il survient grâce à la force du fantasme de Senta. C’est là que se loge l’idée d’une communication occulte puissante, mais aussi celle d’une participation du personnage principal à tout un bric-à-brac diabolique – on doit décors et costumes à Gottfried Pilz et Isabel Ines Glathar. Lorsqu’enfin arrive pour la jeune fille le moment tant souhaité du sacrifice, donc d’un accès à la sainteté, des soutes du bateau sortent les ombres aperçues au début, ombres qui avancent lentement vers le public avec le poids de vies de tourments sur les visages et dans les corps. Avec un tel monde sur scène, tous âges représentés, dans un immense épuisement, comme sortant d’un enfer indicible, la fin est saisissante. Le thème de la rédemption (si cher à Wagner) s’en trouve d’autant magnifié.

Nous apprécions la large voix d’Eva Johansson qui donne une fort belle Senta, bien que sa présence en scène n’est pas toujours aussi convaincante que sa prestation vocale. Belle projection également, pour un timbre mordant, avec cependant quelques phrases légèrement tirées vers le bas, en ce qui concerne le Daland de Reinhard Hagen. En revanche, Richard Brunner n’est pas du tout crédible en Erik. Certes, la voix est sonore, vaillante, mais le vibrato un peu usé dessert le personnage ; il est livré sans nuances, systématiquement agressif, et paraît dans un costume de chasse qui ne lui sied pas du tout. Il n’est pas absolument nécessaire que Erik soit un tout jeune homme, mais mieux vaut ne pas trop exagérer dans le sens inverse. Si Richard Paul Fink n’est pas exactement juste lors de sa première intervention, il se bonifie en cours de représentation ; la voix est corsée, assez lourde, et sans doute a-t-elle besoin de temps pour s’assouplir. Il nous gratifie d’un magnifique duo avec Senta, sans un geste, en un face à face distant d’une grande intensité expressive. Le timbre n’a rien de séduisant, ce qui surprend de prime abord, mais en fait sert un personnage qui a, dans cette mise en scène, absolument besoin du sacrifice de Senta, car il n’y a aucun doute possible quant à sa propre responsabilité dans la malédiction qu’il subit. On fait souvent du Hollandais une noble âme errante ; ce soir, c’est une créature maléfique qui est montrée. Ajoutons que l’artiste possède le charisme nécessaire et qu’il joue avec engagement le personnage tel qu’il est construit par Götz Friedrich.

Bravo à l’excellent Steuermann intelligemment chanté, tout en nuances, avec des aigus posés en douceur, de Clemens Bieber. Félicitons également les artistes du Chœur de la Deutsche Oper pour leur vaillance, en conseillant toutefois aux basses de veiller à garder la hauteur sans écraser la note (tendance à entraîner tout l’ensemble vers le bas). Bref, un Vaisseau qui invite à la méditation.

BB