Chroniques

par bertrand bolognesi

Der fliegende Holländer | Le vaisseau fantôme
opéra de Richard Wagner

Teatro alla Scala, Milan
- 12 mars 2013
Der fliegende Holländer | Le vaisseau fantôme
© brescia e amisano | teatro alla scala

Les bicentenaires Giuseppe Verdi et Richard Wagner pourraient bien rimer avec voyages, les férus de l’œuvre de l’un ou de l’autre, voire des deux, n’hésitant sans doute pas à dévorer les kilomètres dans cette recherche perpétuelle qui meut le passionné de théâtre musical, tel l’enfant qui chaque soir attend le même conte, à ceci près qu’il faudra toujours le lui raconter différemment. Si beaucoup de Ring (nouveaux ou repris) jalonnent cette année 2013 ici et là – Barcelone, Bayreuth, Berlin, Francfort [lire notre chronique du 3 février 2013], Genève [lire notre chronique du 9 mars 2013], Hambourg, Munich, Paris [lire notre chronique du 17 février 2013], Riga, Vienne, etc., mais encore Milan où sera redonné au complet celui de Guy Cassiers en juin (au chapitre du double bicentenaire la Scala arbore depuis décembre une programmation qui tresse adroitement Verdi à Wagner) –, ses grands et moins grands ouvrages sont eux aussi partout honorés, d’Amsterdam (Die Meistersinger von Nürnberg) à Leipzig (Die Feen, Rienzi) en passant par Bonn ou Helsinki (Tristan und Isolde)… et toujours Milan qui, après avoir ouvert sa saison avec Lohengrin, présente actuellement sa nouvelle coproduction (avec Oslo et Zurich) du fliegende Holländer.

Il est assez rare que le ton de la fosse rejoigne si étroitement celui du plateau. Ce soir, Hartmut Haenchen dessine avec précision la partition, ne faisant l’impasse sur aucun trait, sans pour autant parvenir à transcender une exécution propre mais sans lustre, brio ni emphase. L’Orchestra del Teatro alla Scala livre une prestation de belle tenue, avec des cordes à la légèreté bien venue – quelle saine fluidité ! –, que le chef allemand maintient dans une sorte de bienséance assez routinière. En quoi est-ce en adéquation avec la scène ? Selon un principe de distanciation radicale, Andreas Homoki (l’actuel patron de l’Opernhaus de Zurich où ce Vaisseau fantôme fut montré il y a trois mois) situe l’action dans un grand comptoir colonial plutôt qu’en mer. La société dépeinte par sa mise en scène est celle du commerce et de ses marchés abusifs, celle du nord qui domine le sud. Pourquoi pas ?... Il défend son choix avec une cohérence inattaquable où tout se tient, de l’incompréhension du légendaire par les dactylos métropolitaines (comprenez les fileuses) au suicide de Senta ayant dérobé son fusil au chasseur amoureux, en passant par l’agitation bureaucratique (manchettes et petites mains télégraphient et téléphonent les indispensables informations de la fluctuation des cours : voilà le caprice des vents auquel font face les « marins »).

Écrasant, le dispositif (décor et costumes de Wolfgang Gussmann) broie les destins aussi sûrement qu’il fait les cotes boursières. Un noyau boisé de murs où s’affichent tour à tour cartes géographiques et marines tempétueuses (selon qu’on se trouve au comptoir local ou à la firme européenne) tourne pour des changements de scène à vue, de plus en plus « joués ». À présenter d’imposantes façades, ses proportions dévorent littéralement le plateau, contraignant à une circulation réduite ou comprimée, d’autant que l’espace disponible s’encombre encore de bureaux et autres mobiliers administratifs.

De passion, il n’entre là que celle du gain, à l’image d’un Daland montré en mercenaire bourgeois et d’un Barreur tout dévoué à la carrière (Steuermann : peut-être se trouve ici soulignée, volontairement ou non, la première partie du nom ; die Steuer = taxe, commission, retenue). Cette option accuse rapidement deux limites non négligeables. Une fois passé l’effet de surprise, elle induit une certaine gymnastique, de la part de son signataire comme du destinataire, une sorte d’exercice de traduction relativement laborieux qui noie bientôt la dramaturgie. Enfin, elle contredit plus d’une fois la musique, ce qui ne va pas sans heurt – imaginez l’orchestre du chœur des fileuses par une armada de machines à écrire, par exemple : la rigidité du geste (la frappe) ne s’accommode guère de la limpidité du rouet. De fait, Andreas Homoki lui-même paraît s’en satisfaire peu, puisqu’il convoque une toile encadrée soudain animée pour se réconcilier avec la tempête d’abord refusée. À méditer…

La voix est assurément l’élément le plus probant. Le Chœur maison, doctement dirigé par Bruno Casoni, s’avère d’une présence souple et efficace. La distribution soliste se révèle « confortablement » choisie. Dominik Wortig donne un Steuermann robuste et facile, tandis que Rosalind Plowright est une Mary élégamment conduite. On retrouve l’excellent Klaus Florian Vogt : le ténor campe un Erik lumineux (et luxueux, pourrait-on dire !) dont le phrasé aérien comme les emportements désespérés font merveille, plus encore qu’à Paris [lire notre chronique du 14 septembre 2010] – l’acoustique de la Scala n’est certes pas celle de Bastille… La moelleuse homogénéité de timbre d’Ain Anger compose un Daland froidement calculateur, sans qu’il soit nécessaire de composer plus loin le jeu : la voix est ample, le grave solide, déterminant une couleur d’une noblesse rare. Autre grande voix wagnérienne, le soprano Anja Kampe façonne une Senta en perdition, favorisant à des fins théâtrales l’accusation des intervalles plutôt qu’un legato sans risque : ainsi précipite-t-elle hardiment le personnage dans la folie. Enfin, le rôle-titre est confié à Bryn Terfel qui, d’abord nasalisé à outrance, déploie son chant au deuxième acte, avec un « Wie aus der Ferne längst… » qui fait frémir.

BB