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Chroniques
Der Freischütz | Le franc-tireur
opéra de Carl Maria von Weber
Il y a ce que l'on montre et ce que l'on voit. Le metteur en scène Guy Joosten serait-il le médiateur qui quand on lui montre la lune regarde le doigt ? Il semble bien que oui, puisque le spectacle s'amorce par un coup de feu qui ne manque pas sa cible : ce n'est pas le rideau qui se lève mais bel et bien la toile de Caspar Friedrich, Femme à la fenêtre, qui s'effondre. La chute vertigineuse du trompe-l'œil détourne immanquablement le regard de la contemplation pour le diriger vers le bas. Cette fenêtre méditative succombe au coup, celui-là même qui ouvre la faille et libère l'espace. L'homme ainsi délivré du cadre peut enfin se mouvoir.
Le ton est donc vite donné, puisqu’à ce tableau romantique succède, en dénonciation de la prééminente raison pure, une vision dilatée, vivante et physique de l'espace – sorte d'envers du décor – où l'œil affronte une chair animale dans un dispositif bipolaire que le chœur se partage : coté jardin, les mains ensanglantées des femmes pénètrent les entrailles (du désir) et maculent de rouge leurs tabliers de boucher. En regard, dominant l'espace scénique, les chasseurs contemplent fièrement le gibier tout frais cueilli. À l'état de nature, les pulsions instinctives paraissent bien primitives devant la violence éduquée. Le sauvage et le civilisé se font face, se regardent et se répondent sur le fond d'une campagne à l'architecture rigide, telle qu'elle put apparaître aux yeux des européens du XIXe siècle – glaciale, hostile – figurée par des cubes verts dispersés sur scène. Dans cet appareil antagoniste proche d’une toile de Bacon, c'est le combat du vivant psychique qui s'exerce.
Max, jeune garde forestier, face au défi qui met en péril son union avec Agathe (et par-là même sa virilité) va céder à la proposition alléchante de son rival Gaspar qui lui offre une victoire assurée. La descente continuera sa course intériorisée jusqu'aux enfers, dans cette Gorge-aux-Loups où l'invisible prend corps, où l'indicible libère sa parole. Place aux fantasmes !
Les femmes à demi-vêtues enflamment d'un érotisme provocateur ce lieu de luxure. Là, Max nous plonge au cœur des contradictions humaines, au creux des déchirures internes qui cherchent réconfort et libération. Et si l'apparition de sa défunte mère en chair et en os est un premier choc, celle de sa promise en mortelle dépouille recouverte d’une robe de mariée redouble l’effet d'une violence presque comique. Le conflit œdipien jaillit des tréfonds de l'homme tenté comme pour mieux en élucider ses tourments et ses choix. À la virulence de ces scènes alternent des tableaux au romantisme contrastant dans lesquels, immuable, Agathe apparaît littéralement enserrée, héritière d'une tradition familiale et communautaire qui l'ancre dans un déterminisme excluant tout pouvoir de décision et d'action. Si la balle satanique n'atteint pas la blanche colombe, c'est que l'ordre doit reprendre ses droits pour sécuriser la communauté.
De cette vision toute contemporaine où Guy Joosten revisite le romantisme, parfois même avec humour, surgit l'expérience de l'homme écartelé face à ses choix, reprenant à son compte ce que Goethe fit dire à Faust « Deux âmes, hélas ! se partagent mon sein ». Sauf qu'ici, comme le veut Le livre des esprits de Johann August Apel et Friedrich Laun dont s'inspire [Carl Maria von] Weber pour composer le plus allemand des opéras allemands, la finalité est toute autre : plutôt que de se ruiner, l'homme sera contrôlé par un rappel à la morale lui offrant une seconde chance si, en quelque sorte, il pourfend ses pulsions les plus intimes.
Le soprano Angela-Maria Blasi campe magnifiquement Agathe, d'une naïve candeur. Si son chant, tenu avec brio, rend à l'orchestre toute son efficacité, son jeu n'en demeure pas moins emprunt d'une conviction bien appréciable. La prestation de Cécile de Boever, sa cousine Ännchen sur la scène, persiste à dessein dans une frivolité burlesque. Il est, en revanche, regrettable que Max, interprété par Michael Myers, ne satisfasse guère. Pièce maîtresse de l'opéra, son intervention s’avère décevante, avec une voix ne quittant pas le coffre, sans l'amplitude vibratoire attendue dans un tel rôle. On retiendra la prestation de Mark Stone en Ottokar dont le timbre large et riche interroge efficacement une assistance captivée. Jaco Huijpen, tient honorablement le rôle de Kaspar. Dans le rôle (parlé) de Samiel, Ines Agnes Krautwurst incarne un démon réussi.
DR