Chroniques

par bertrand bolognesi

Der Freischütz | Le franc tireur
opéra de Carl Maria von Weber

Faust225 / Magyar Állami Operaház, Budapest
- 29 mai 2015
à l'Opéra de Budapest, Der Freischütz (Weber) mis en scène par Sándor Zsótér
© attila nagy

Notre feuilleton hongrois et ses diableries se poursuivent avec cette représentation du Freischütz à l’Opéra national (Magyar Állami Operaház), toujours dans le cadre du Faust225 Festival que nous abordions dimanche [lire notre chronique du 24 mai 2015]. Six ans après que Ludwig Spohr se soit emparé du mythe goethéen et huit avant qu’Hector Berlioz s’attelât à ses Huit scènes, premier essai du compositeur français avant la fameuse Damnation de 1846, Carl Maria von Weber se penche quant à lui sur les récits fantastiques populaires collectés par August von Appel et Friedrich Schulze, parus en cinq tomes de 1811 à 1815. Dans cette histoire de balle ensorcelée et de pacte torve avec un esprit réclamant bientôt son dû, nous abordons le mythe dans un sens plus large.

Pour cette production créée en décembre dernier, le metteur en scène Sándor Zsótér s’est interrogé sur magie noire et magie blanche, sur l’interprétation qu’on en pourrait avoir à partir de l’Histoire des hommes, en des temps moins anciens que cette Bohème du XVIIe siècle où se situe l’argument initial. De cette contrée-là ne subsiste que l’évocation d’un Est pris dans une acception plus diffuse, un Est longtemps sous domination communiste, pour ne pas dire sous occupation russe. Dès l’Ouverture, le rideau se lève sur une foule dansant mollement et à contretemps devant une fresque monumentale surplombée d’une immense roue métallique. Où sommes-nous ? Pour sûr, cette mosaïque fait référence à quelque monument de style réaliste-socialiste qui, par-delà l’actuelle désuétude à frapper de tels vestiges – on pense au terrible et tout à la fois presque drôle Memento Park… –, interroge au plus profond les emblèmes du pouvoir politique, quel qu’il soit.

Est ici reproduite la fresque circulaire intérieure du colossal centre de congrès communiste Buzludzha, édifié dans la montagne bulgare (à peine à quelques mille kilomètres d’ici) entre 1974 et 1981, folie symbolisant un totalitarisme non-conscient de l’imminence de sa chute alors toute prochaine. L’omniprésence de cette danse lasse dans une telle transposition parle cependant moins de cet avenir prétendument « radieux » des années soviétiques que du regard aujourd’hui porté depuis cette ruine vers un futur qu’on aimerait croire un peu légitimé à s’orner de ce ronflant adjectif. Dans le décor impressionnant de Mária Ambrus, Zsótér accumule bientôt les idées, jusqu’à un trop-plein qui encombre la perception de son projet. Plutôt bien vu, le propos critique n’ira que s’enlisant, sa convocation d’une téléportation vers un espace intersidéral n’y pouvant mais.

C’est donc sur la réalisation musicale qu’on se concentre définitivement, servie par une distribution plus que satisfaisante et une fosse des grands soirs. Outre que se confirme l’excellence du Chœur « maison », à la fois vaillant et nuancé, la globalité du plateau vocal enchante. Rita Rácz campe une très attachante Ännchen, facétieuse en diable, d’un organe extrêmement agile. L’impact flatteur de Zsolt Haja est idéal dans le rôle d’Ottokar, d’un dessin parfait. Brillant, Zoltán Nyári livre un Max également émouvant, fort investi, avec des attaques d’une louable franchise. Enfin, deux artistes dominent souverainement le cast : le baryton robuste de Krisztián Cser, timbre généreux à l’ambre fauve, incarne un Kaspar d’anthologie, tour à tour souple et pimenté, quand l’onctueuse Beatrix Fodor, remarquée ici-même l’an dernier [lire notre chronique du 11 juin 2014], est une Agathe au lyrisme lumineux, bénéficiant d’un legato velouté et d’une présence passionnante.

Plus encore que dans Mefistofele [lire notre chronique de la veille], les pupitres du Magyar Állami Operaház Zenekara (Orchestre de l’Opéra national Hongrois) se révèlent excellents. À leur tête, Péter Halász déploie dès l’Ouverture un grand élan beethovénien qui d’emblée invite le drame. La précision lapidaire de l’interprétation et le soyeux des cordes servent une expressivité positivement incisive qui, au delà de la dispendieuse orgie d’idées de la mise en scène, raconte à elle seule Der Freischütz.

BB